Savinien Berger était un rat de bibliothèque jusqu'à ce qu'il tombe sur la célèbre pièce d'Edmond Rostand.
Il marchait à pas silencieux dans les rayonnages du CDI lorsque, dans un pouffement imbécile suivi d'une lâche cavalcade, le livre lui avait atterri sur la tête.
Quand il fut sûr que le ou les plaisantins n'étaient plus en vue, Savinien ramassa l'ouvrage accidenté en se frottant le crâne là où l'objet avait commencé à laisser sa marque sous la forme d'une bosse.
Hésitant entre colère frustrée et chagrin contenu, il fixa la couverture.
Ne sachant pas dire non aux importuns qui venaient s'imposer à lui, il emprunta le livre et retourna à ses études.
Dans la cour, il croisa de nombreux camarades qui lui dédièrent leurs sourires — moqueurs —, qui lui adressèrent leurs regards — méprisants —, ou qui le saluèrent d'un mot — insultant — ou de la main — claquée sur son corps.
À la sonnerie, il prit sa place en tête de rang, résistant aux bousculades et quolibets grâce à l'espoir de la survenue d'une accalmie en la personne de son professeur.
Mais le salut ne vint guère.
Le professeur n'apparut pas.
La classe fut menée en permanence, le pauvre Savinien molesté dans le rang excité.
Une fois dans la salle d'étude, les choses s'apaisèrent quelque peu, et le petit put sortir son livre et s'y plonger.
Il fut d'abord déconcerté par la foule bigarrée qui se disputait l'attention dépaysée du lecteur.
Puis il fut piqué dans sa curiosité lorsque le nom du héros fut murmuré par quelque personnage sur un air de gourmandise mystérieuse.
Enfin, il fut emporté dans un tourbillon de verve virtuose et redoutable quand l'invincible Cyrano défit un à un ses adversaires innombrables du dard de sa langue acérée et de l'aiguillon implacable de son épée.
Quand la sonnerie retentit, Savinien se sentait brûler d'une fièvre intérieure, essoufflé par le rythme des images défilant dans son imagination.
C'est alors qu'il la vit, dans la foule, auréolée de sa chevelure luisant sous les néons : Roxane. Enfin, Alexane ; mais, dans son état de trouble, les deux se confondirent, et il ne put s'empêcher, en voyant que la jeune fille discutait avec Guillaume, de replacer d'un haussement d'épaule la cape qu'il n'avait pas.
Guillaume.
Son ennemi mortel.
Machinalement, lorsqu'elle rit à une plaisanterie de l'ordure, il chercha un gant à lui jeter au visage, son fleuret pour le provoquer en duel.
Mais il n'était pas Cyrano.
Juste Savinien.
Il laissa retomber ses bras dans un soupir résigné et quitta la salle sous le regard las du surveillant.
Quand, enfin, le terme de la journée de classe survint, Savinien était épuisé, morose, amer. Il avait hâte de retourner briller à l'ombre du panache de Cyrano.
Dans le bus, il s'installa devant, près du chauffeur, pour être tranquille. Les coups dans le dossier de son siège ne le dérangeaient plus.
Une fois chez lui, il bouillonna de rage, trembla de crainte, rit des bravades, s'insurgea des injustices, s'enthousiasma des hauts faits... et pleura de chagrin sur les gâchis de la vie.
Toute la nuit, il rêva que son nez grandissait jusqu'à devenir une lance par laquelle il défaisait tous ses adversaires.
Ils avaient tous le visage de Guillaume.
Et, dans l'ombre, le regard mystérieux d'Alexane.
— Alors, binoclard ? Toujours tes lunettes d'intello ?
Au milieu des rires gras qui encombraient le car dans lequel Savinien venait de monter, il repéra le crétin qui triomphait au milieu de sa cour. Encore tout plein de Cyrano, il laissa échapper d'une voix tonnante :
— T'es jaloux parce que t'es trop con pour qu'on puisse te confondre avec un intello ? T'inquiète pas : si t'arrêtes de rire comme un débile et de dire connerie sur connerie, t'arriveras peut-être à avoir ton brevet et à trouver un boulot pour nettoyer les chiottes du Mc Do !
Et il s'assit à sa place habituelle, tremblant dans les rires surchauffés qui saluaient sa répartie et moquaient son ancien tortionnaire.
En descendant sur le trottoir du collège, il rejoignit comme à son habitude la grille, en vue des adultes qui passaient dans le hall.
Il était encore tout étonné de son accès de courage.
Jetant discrètement un œil alentour, il la remarqua.
Alexane.
Toujours aussi belle.
Toujours aussi inaccessible au milieu de sa bande pépiante.
Guillaume aussi, qui charriait le crétin du car, l'avait remarquée, et, pectoraux bombés, il vint surplomber d'une tête et d'une carrure le petit Savinien.
— Alors, le nain ? Il paraît que tu te sens plus pisser, aujourd'hui ? Envie de mourir jeune ?
Ses copains allaient se marrer, quand, soudain, Savinien fut à nouveau possédé par la voix de Cyrano :
— Toi aussi, tu te sens super costaud quand tu t'en prends à un plus petit ? T'as quelque chose à compenser ? T'es amoureux de moi, ou quoi, à me tourner tout le temps autour ? Désolé, mais je les préfère plus féminines, avec un cerveau, et qui puent pas de la gueule !
Guillaume recula sous l'assaut, le parvis du collège désormais bondé d'un public attentif qui poussait des cris d'enthousiasme en moquant le Goliath bousculé par Passe-Partout.
À bout d'argument, Guillaume leva un poing rageur au-dessus d'un Savinien tout gonflé d'héroïsme et qui lui plantait un regard farouche en plein cœur.
— Laisse-le.
Voix grave, force tranquille.
Un troisième venait de saisir dans sa pogne le petit poing rageux de Guillaume, qui leva ses yeux stupides vers cet impromptu gigantesque et serein.
Ses potes pouffèrent.
Les filles papotaient en sourdine en regardant la scène, méprisantes.
Savinien ne baissa pas la garde ; le géant ne lâcha pas sa main.
Guillaume baissa les yeux et lâcha l'affaire, se réfugiant parmi ses copains.
En se retournant vers la grille, il croisa le visage de son sauveur, qui lui adressa un clin d'œil, et celui d'Alexane, qui lui souriait.
C'était bon de se sentir l'âme d'un Hercule.
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Le pouvoir des mots
Short StoryÊtre harcelé est chose courante, terrible et inacceptable. Il faut des ressources formidables pour s'en sortir, ou bien les coups de pouce adaptés. Le petit Savinien aura-t-il cette chance que tant d'autres n'auront pas eue ?