Les pointes

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Elle est belle.

Grande, fine et gracieuse.

Tout ce qu'une danseuse doit être. Enfin, une danseuse digne de ce nom, bien sûr. Nous savons que le ballet est devenu un loisir ces derniers temps et qu'il est possible de trouver des danseuses obèses, ou aussi raides qu'un piquet, non mais on croirait rêver...

Elle nous avait bien cousu nos rubans qui devaient nous tenir en place autour de son pied cambré. Avec un fil clair, bien sûr, pour masquer les points disgracieux. Je reconnais que cette opération n'est pas des plus plaisantes, mais elle est nécessaire sinon nous serions bien trop lâches pour pouvoir être portées sur scène ou même en répétition.

Un jour, elle s'était exercée si fort qu'un de ses ongles s'était arraché. Ma camarade avait été recouverte de sang. Elle avait tellement hurlé que j'en avais eu mal à la tête, je crois que la doublure n'a pas été assez épaisse pour contenir tout ce sang. Ce sont les petites blessures qui saignent le plus et sont les plus douloureuses. Je ne pense pas que son satin s'en remettra un jour, après tout, la beauté est chose fragile. En ballet, la perfection est de mise pour tout : la danseuse, son corps et son visage mais aussi son justaucorps, ses collants et ses pointes. Je ne parle même pas de sa danse, bien évidemment...

Elle arrête ses exercices à la barre et passe au sol.

Temps de répéter les enchainements.

Même routine chaque jour.

Ma camarade se fait resserrer brièvement et, ennuyée, me dit d'un air exaspéré :

« - Non mais elle est aveugle ou quoi ? Je n'ai pas bougé d'un pouce depuis le début de la routine !

- Tu commences à être usée, que veux – tu. Elle pense surement à te changer.

- Oh ! Pour qui te prends – tu ? C'est elle qui est en compétition, pas toi que je te rappelle !

- Je ne l'ai jamais fait saigner, moi !

- Les chaussons vont par paire, très chère... Nous serons toujours ensemble, que ce soit ici au studio ou au fond de son armoire, l'une dans l'autre !

- Sa famille ne roule pas sur l'or et nous sommes faits dans des usines à présent. Ce ne serait pas étonnant qu'elle décide de remplacer uniquement le chausson abimé... »

Blessée, elle ne répond pas.

Tant mieux.

Je dois me concentrer pour les enchainements. Elle ne le saura jamais, mais je l'aide régulièrement. Je cambre plus son coup de pied, je l'aide à monter sur pointe. J'aime la danse... J'aime être ce que je suis, mais j'ai peur du jour où je serais trop usée, ou pire encore... Trouée.

Tout finit, je suppose mais au moins, j'aurai rempli ma carrière. Je ferai de cette jeune prodige une grande étoile.

La musique de l'ouverture des Bijoux, de Balanchine, se fait entendre et j'arrête de penser pour commencer à danser. Je prends la position de début et j'attend la note qui me verra dans les airs en demi fouetté spectaculaire. En vérité, c'est la première danseuse à qui j'appartiens. Je sais qu'elle est jeune encore, mais je trouve qu'elle a toutes ses chances.

Elle fait partie d'une audition de l'opéra de sa ville, je ne suis pas certaine de laquelle il s'agit... Quelque part en France. Ce n'est pas un grand opéra et ce n'est que pour le corps de ballet, évidemment, mais après tout, il faut bien commencer quelque part.

Nous sommes au milieu du mouvement, tout va bien, elle tourne tranquillement sur sa jambe de terre et se rassemble pour prendre assez d'élan pour monter en fouetté mais je le sens au moment même où cela se produit.

Au lieu de rester droite et de soutenir tout son poids, sa cheville se cambre sur le côté et elle perd l'équilibre. Je ne peux rien faire, ma monture n'est pas assez forte pour supporter tout son poids, même si elle est très légère.

Elle tombe lourdement sur le côté. J'entend un craquement qui me donne le tournis. Elle gémit et crie sa douleur. D'autres danseurs l'entendent des salles d'à côté et courent la relever.

C'est trop tard.

Elle n'a pas su jouer de son équilibre et du momentum pour créer suffisamment de stabilité pour faire ce mouvement, si célèbre de la danse classique. Elle l'a pourtant fait correctement des tas d'autres fois. Je ne comprends pas.

Je n'explique pas ce qu'il s'est passé ce jour-là.

Je revoie toute la journée dans ma tête, toute la routine, et je ne vois aucun indice qui laissait présager cet incident. Elle s'est fait une tendinite aigue. Une blessure qui guérira mais qui prendra du temps et qui lui rendra ses tendons, au départ si souples et malléables, aussi durs que la pierre.

Je la connais, elle ne réessaiera pas après avoir manqué cette audition. Elle préfère renoncer que de braver la douleur et les entrainements répétitifs même pour les mouvements les plus simples.

Du fond de l'armoire, je ne parle pas à ma camarade bien qu'elle soit juste à côté de moi. Elle a arrêté d'essayer de me parler il y a bien longtemps, elle est peut-être en train de rêver d'une étoile, peut être Marie Taglioni, première grande ballerine de l'histoire...

Je revois ce jour là en détail, comment aurai – je pu éviter que cela arrive ? Pourquoi n'a-t-elle pas réussi ce mouvement qu'elle connaissait pourtant par cœur ?

Je ne sais plus depuis combien de temps nous sommes dans ce meuble obscur qu'elle n'ouvre que très rarement. Lorsqu'elle le fait, par hasard, elle prend grand soin de ne pas lever les yeux vers nous. Je voulais pourtant faire d'elle une grande étoile.

Comment aurai – je pu éviter cet incident ?

Je continue de réfléchir et le temps passe.

Et la porte de l'armoire ne s'ouvre pas.

Et elle m'a oublié.


Les pointesWhere stories live. Discover now