Chapitre 16 : Dédicace aux poissons

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Assis sur un banc dans la cour, j'écoute passivement ce que disent mes potes. Debout en arc de cercle, ils se commentent le dernier épisode d'une série qui passe à la télévision et se vantent de leurs projets du week-end. Personne ne remarque mon mutisme et c'est tant mieux. Je ne fais rien de particulier ce week-end, du moins rien n'est prévu pour le moment, et encore moins avec mes parents.

Bill ne m'a toujours pas reparlé. Pas un appel, pas une visite.

D'habitude, c'est Bill qui faisait le premier pas pour s'excuser ou pour parler quand, petits, on venait de se disputer pour une part de gâteau ou sur le choix de la cassette à visionner. Mais là, rien.

Pourtant, cette fois ce n'est nullement de ma faute. Je n'ai rien fait ! C'est lui qui m'a abandonné pour cette fille aux yeux clairs et calculateurs. Et j'en rage. Qu'est-ce qu'elle a de plus !? De mieux !? Moi aussi j'ai des yeux bleus.

Je laisse échapper un soupir.

Je me sens terriblement oublié, effacé.

Mon existence ne sert et ne mène à rien.

Soudain, je me sens transporté ailleurs. Un endroit où le temps est clément et où une brise légère me caresse les joues. En face de moi, jouent paisiblement trois enfants. Plus précisément deux filles dont l'une d'elle, à la chevelure brune et bouclée gardait auprès d'elle un petit garçon âgé de quelques mois à peine et une poupée de chiffon dans une main. Les deux jeunes enfants tiennent entre leurs petits doigts des objets taillés dans le bois et peint à la main qu'elles semblent faire passer pour des voitures tandis que le garçon gazouillait lorsqu'une feuille morte s'envolait à ses pieds. Ils paraissent si heureux d'être là avec ce qu'on appellerait à Londres un "modeste" jouet alors que ces bambins ont l'air d'en prendre aussi soin que si c'était la prunelle de leurs yeux. Ils sont là, tous les trois, accroupis ou allongés sur le sol sec et craquelé, vêtus de simples vêtements usés par le temps et probablement portés un peu plus tôt par leurs aînés. Mais ça ne les perturbent pas plus que ça. Je ressens un besoin pressant d'immortaliser ce moment qui n'existe que dans mon imagination, et qui paradoxalement est une scène qui doit véritablement exister dans ce monde industrialisé. C'est alors que pour la première fois, je sens un léger poids reposer sur le bout de mes doigts. Je baisse les yeux et y découvrir un magnifique appareil photo. Je souris. Serain, je fléchis les jambes pour me stabiliser, colle mon oeil dans le viseur, lève mon index sur le déclencheur et...

- Hé mec ! Ça va ?

Je reviens à la réalité et cligne des yeux, désorienté.

- Tu viens ? Ça vient de sonner, faut qu'on aille en cours, me prévient Sam avant de trottiner vers le groupe qui s'était déjà éloigné.

J'étais de nouveau seul. Je n'avais encore jamais parlé à Sam mais je lui suis reconnaissant d'avoir remarqué que j'étais resté assis sur le banc. Vexé que personne ne fasse attention à moi, j'enfouis mon nez sous ma veste et regarde autour de moi. La cour est presque vide. Un groupe de fille y traîne encore au fond et je vois le mec chelou de ma classe se relever avec difficulté. Il se tient une hanche à la manière d'un vieux qui aurait de l'arthrose. J'ai presque de la peine pour lui. Jusqu'à ce que je me souvienne que c'est sans doute à cause de moi qu'il grimace de douleur. Étrangement, je ressens une certaine puissance se propager dans ma tête.

Lui au moins, il risque pas de m'oublier avec ce que je lui ai infligé.

Et c'est sur cette pensée sinistrement vraie que je m'enfonce dans les couloirs, un sourire triomphant sur les lèvres.

Je sais pas comment on en est arrivé là mais toujours est-il que l'on vient de sortir des cours et que la discussion a tourné au sujet de la date de nos anniversaires.

Lonely is so lonely aloneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant