À un passant

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Il y a des gens pour qui tout est simple. Pour moi, tout est difficile. La vie ne suit pas de logique.
Tout avait commencé un jour de mai lorsque j'avais rencontré Émile.
Il était apparu dans ma vie comme un anonyme éphémère alors qu'il avait attiré mon regard au coin de la rue d'Orsel et de Livingstone. J'étais au balcon, matinale et rêveuse.
Et tout à coup le voilà, il eut sur moi l'effet d'un familier inconnu. Vous savez ces personnes qui vous donnent une impression si forte de déjà vu.
Était-il un caissier du franprix d'à côté? Une personne qui vous placez au théâtre?
Cette impression étrange et déroutante contaminait le café que je buvais.

Il était si grand et son port de tête était impeccable. Il remontait vers la rue d'Orsel d'un pas déterminé susceptible de vous faire penser qu'il savait parfaitement où il allait. Ses cheveux châtains reflétaient les couleurs du soleil. Une chemise blanche ceintrée parferait sa tenue, sublimée par un jean qui montrait l'ampleur de son physique de non sportif.
Il n'était pas sportif et cette simple hypothèse me plaisait, dans ce monde où la perfection et les abodos étaient de rigueur pour seduire les femmes.

Et si j'avais été dans son passage au milieu de la rue? M'aurait il abordé? Qu'aurais-je pu répondre ?

- Bonjour je suis Clotilde 32 ans, parisienne de naissance, non vegan amoureuse de Montmartre et visiblement parlant un peu trop.

Oui j'aurais pu lui dire ça, dans un seul souffle en le regardant droit dans les yeux, pour tenter de comprendre ce qui m'est familié chez lui.

Les rencontres font naître en nous un espoir refoulé depuis des années. La mienne était non seulement refoulée, mais aussi morte imaginaire que l'existence des licornes. Mes pensées voguèrent vers Beaudelaire et ce poème "À une passante" dont les vers me reviennent à présent alors que je regarde cet homme continuer son chemin sur la butte de Montmartre.

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Beaudelaire

R

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