CHAPITRE 1 - Segger [1|3]

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Tic-tac, tic-tac, tic-tac...

L'horloge, seule source de bruit dans les locaux à cette heure, retentissait tel le martèlement d'un pivert sur un tronc massif. Son vacarme, accru par le silence, commençait lentement à me donner mal à la tête.

Deux années s'étaient écoulées : je n'avais pas cessé de travailler sans relâche, menant de front recherches et études qui, à présent, m'épuisaient mentalement. J'avais conscience que je devais prendre l'air, souffler un peu et opter pour une pause. Mais je me refusais de m'arrêter, de laisser libre court à des réflexions qui ne feraient que davantage me blesser. Je ne voulais pas que mes pensées me fassent souffrir, alors je me tenais occupé. Inlassablement. À toute heure de la journée comme de la nuit, quand le sommeil ne me gagnait pas.

Grâce à ça, de nouveaux projets avaient vu le jour. Certains n'étaient que des idées fugaces qui m'avaient traversé l'esprit, de nouvelles innovations qui resteraient sûrement inachevées. D'autres avaient atteint la phase de finalisation et gagné leur importance au sein des laboratoires.

Toutefois, malgré mes efforts pour enfouir mes souvenirs au fin fond de ma mémoire, une question ne cessait de me tourmenter et demeurait sans réponse : qu'avait-il bien pu se passer lors de cette rencontre ?

Je savais que j'avais besoin de comprendre. Me noyer sous le travail n'avait fait que reporter l'échéance. J'avais pourtant déjà cherché à déchiffrer chaque parole, chaque geste, chaque expression esquissée ce jour. Sans réussir à saisir pourquoi Rex avait agi ainsi, comment il avait pu perdre la vie si brusquement et pourquoi ses amis étaient tombés dans cet état second.

Cette vérité m'accablait. Rex était mort en voulant protéger les siens. Ces derniers n'étaient plus que de pâles versions d'eux-mêmes, des âmes en perdition, des corps figés dans le temps.

Pour toutes ces raisons à la fois, je ne pouvais pas oublier. Et, même après avoir essayé à maintes reprises, supprimer ces mauvais souvenirs me semblait inconcevable. J'avais commis pas mal d'erreurs dans mon existence, pris de mauvaises décisions, perdu de vue certaines de mes valeurs.

J'avais beau chercher à me l'expliquer, je ne parvenais pas à comprendre. Tout me semblait à la fois flou et clair, comme si un photographe jouait avec la mise au point de son appareil photo. Je restais persuadé que la venue de mon frère deux hivers plus tôt en était la cause : je sentais que quelque chose était différent depuis ce jour-là, sans pour autant saisir quoi.

Mes ambitions, elles, n'avaient pas changé : je gardais la forte conviction que mes projets seraient bénéfiques à l'avenir : pour ces enfants si particuliers comme pour tous les autres. Alors qu'est-ce qui me paraissait si différent ? Ma morale ? Mon éthique ? Ces regrets qui ne cessaient d'enfler dans mon cœur ? Sans doute était-ce un mélange de tout ça à la fois.

Je m'en voulais d'avoir enclenché cette bataille, même si je restais admiratif des aptitudes des Sigmas démontrées ce jour-là. J'en avais plus que conscience : me comporter autrement auprès de ces jeunes aurait sûrement modifié le court des choses.

Je savais que j'avais clairement précipité cet événement. Ce dernier était une bombe à retardement et il me paraissait évident qu'il viendrait tôt ou tard, accompagné de son lot de conséquences et de dommages.

Ce premier combat était voué à marquer un tournant dans cette histoire. Mais j'aurais aimé que cela se passe d'une autre manière. Peut-être aurais-je réussi à changer la donne...

Comme une nuée d'abeilles furibondes, les souvenirs de ce jour revinrent me frapper avec force. J'eus l'impression de revivre intégralement la scène, d'éprouver à nouveau ces sentiments aujourd'hui presque oubliés. Je sentis se réveiller au fond de moi cette colère, aussi inquiétante qu'un éclair menaçant de zébrer le ciel noir, cette impuissance face à la réaction – quoique très humaine – de mes soldats et cette douleur dévastatrice qu'était la perte d'un enfant.

Oui, j'aurais dû agir différemment.

Je me laissai tomber contre le dossier de mon fauteuil, épuisé. Je peinais à me reconnaître dans ces pensées éphémères. J'avais toujours été quelqu'un de droit, peu en proie aux incertitudes. Mais, aujourd'hui, face à tant de mystères et tant de questionnements qui ne trouvaient pas leurs réponses, je me sentais troublé. Ces multiples doutes n'avaient fait que se renforcer suite à cet affrontement et je n'avais pas encore réussi à les chasser. Ce conflit m'avait bien plus marqué que je ne le croyais, sans doute parce que j'avais passé des journées et des nuits à l'analyser dans ses moindres détails.

Les Sigmas avaient sorti le grand jeu, misé sur l'effet de surprise pour y réchapper. Je savais que le désordre au sein de mes troupes m'avait offert l'occasion unique d'assister à ce déchaînement de capacités. J'avais eu la chance de voir ces jeunes unir leurs forces face à des soldats sans pitié, de comprendre à quel point l'espoir les faisait vibrer d'une volonté sans précédent.

Et dire que je n'avais même pas été capable de garder le contrôle sur mes hommes... La peur les avait fait totalement déraper. Je pouvais remercier l'agent Landford qui nous avait rejoint après sa mission et qui avait su les ramener à l'ordre.

Sans lui cela aurait été bien plus compliqué...

Comme pour jouer avec mes émotions déjà en pagaille, une image de Rex me revint en mémoire : un fragment du passé, une expression qui n'appartenaient qu'à lui. Rien que pour ça, je ne parvenais pas à tourner la page. Pas après tout ça.

Ce garçon s'était imaginé qu'ensevelir ses amis sous sa montagne de terre les protégeraient. Si j'avais été à sa place, j'aurais sans doute pensé et agi comme lui. Mais je crois que cela avait été la pire de ses erreurs. En voulant se rendre inaccessible, Rex avait trop puisé dans son énergie et en avait perdu la vie. Et sans le savoir, il m'avait permis de ramener tous ses amis au Centre.

Au dernier battement de son cœur, à son dernier souffle, la magie de cet enfant avait explosé et disparu en milliers de paillettes qui reflétaient les couleurs de son pouvoir.

J'aurais pu ramener son corps inanimé, mais je n'en avais pas eu le courage. J'avais pourtant l'occasion de pousser mes études bien plus loin qu'elles ne l'avaient jamais été, comprendre peut-être des mystères concernant les Sigmas que je n'avais encore jamais résolu, élucider des questions qui demeuraient sans réponse. Malgré cela, quelque chose m'avait bloqué : pour une fois, je voulais agir comme un humain.

Mais était-ce vraiment humain de vouloir laisser l'enveloppe charnelle d'un enfant au beau milieu de cette forêt ?

Le lendemain, j'étais retourné sur les lieux de cette confrontation, incapable de ne pas me sentir coupable d'avoir délaissé et abandonné ce jeune garçon aux animaux charognards et à la décomposition. Je m'étais finalement décidé à l'emporter à un endroit où il pourrait reposer définitivement en paix. Rex n'avait pas bougé depuis la veille et était resté le même corps sans vie, au milieu de cet atypique champ de fleurs givré.

Je n'avais pas pu m'empêcher de me pencher sur lui, tâtant du bout des doigts son pouls, comme si, par je ne savais quel miracle, je sentirais les battements de son cœur. Mais tout ce que j'avais pu percevoir, ce fut un froid aussi glacial que la neige et un vide aussi grand que celui qui m'étreignait.

J'avais conscience que, à ce moment-là, j'étais encore dans le déni de ce qu'il s'était passé. Je ne parvenais pas à accepter l'idée que ce garçon, que j'avais vu grandir des années durant, n'était plus, que nous n'aurions plus aucun échange mouvementé, plus de courses poursuites endiablées, plus de regards emplis d'animosité.

Je n'arrivais pas me faire à cette réalité, à admettre qu'il n'y aurait plus rien de tout ça.

Le seul vestige de son existence avait été ce corps qui avait reposé devant moi, figé pour l'éternité. Après une grande inspiration, je m'étais approché de lui, prêt à le prendre dans mes bras une ultime fois pour l'emmener dans sa dernière demeure. Mais, avant même que je ne puisse effleurer sa peau à nouveau, il s'était volatilisé à jamais, disparaissant en une pluie d'éclats éparses luisant de sa magie.

Tel un dernier message cynique que m'envoyait Rex pour me dire que je ne mettrais jamais la main sur lui. Qu'il soit vivant ou mort.

SIGMA ENERGY - T2 - Le Brasier de la RébellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant