Incipit

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La lumière avait filtré très tôt derrière les rideaux ce matin, en annonçant une de ces belles journées printanières,où ne manquerait ni le soleil, ni même un début de chaleur estivale. On ne savait plus trop ce qu'il fallait comprendre par « réchauffement climatique ». Les données étaient pourtant incontestables: sous nos latitudes, l'été promettait deux degrés supplémentaires, et l'hiver seulement un degré de plus, que les moyennes en vigueur un demi siècle plus tôt. Autrefois, on aurait dit sans doute, sans trop s'embarrasser de vérifier des chiffres: « il n'y a plus trop de saison ». Et c'est vrai que, sous nos latitudes tempérées du Nord-Ouest, le rythme des quatre saisons n'était plus aussi marqué que dans ma lointaine jeunesse. On ne s'étonnait plus guère d'un bon quinze degrés à Noël, pas plus d'ailleurs que de jolies chutes de neige fin avril. A un été pourri, pluvieux jour après jour, pouvait succéder un automne desséché, quasi dépourvu de précipitations, que l'on s'empressait de qualifier d'été indien. Les bons vieux repères étaient brouillés. Mais en ce lundi de fin mai, la nature s'était remise en accord avec elle-même. Il allait faire 25 degrés et plein soleil, bref une très belle journée de printemps, comme au bon vieux temps d'avant.

Ce n'était pourtant pas cette aube ensoleillée qui m'avait tiré de mon sommeil. Non, encore un de ces rêves-cauchemars, tournant autour du boulot, mêlant une belle galerie de personnages bien réels et des figures imaginaires, rêves dans lesquels j'étais souvent en bien mauvaise posture. J'avais mal dormi toute la nuit, me retournant sans cesse sans oser regarder le réveil et son horloge cruelle, dans l'espoir qu'il me restait encore quelques heures de mauvais repos avant qu'il ne sonne. Après ce combat inégal contre les démons de la nuit, que j'avais toujours perdu aussi loin que je m'en souvienne, j'avais définitivement émergé des bras de Morphée, bien avant que la radio se mette en marche avec son petit rituel bien rôdé des infos matinales et extraits calibrés du top 50, le tout entrecoupé des sempiternelles publicités.

C'était donc aujourd'hui, le grand jour. Le big day, le big data day! Pourquoi donc les bureaucrates de Mondial Gov qui dirigent le monde avaient-ils choisi un funeste jour anniversaire pour l'entrée en vigueur de leur Grand Plan? Sadisme, inconscience, provocation, va savoir. Toujours est-il qu'en cette fin mai, tout juste dix ans après l'entrée en vigueur du Règlement sur la diffusion des données, le D-Day du RGCD avait sonné.

RGCD, quatre lettres froides. Le bon sens populaire avait vite rebaptisé l'enfant « R - j'ai cédé ». Quant à nous,  technocrates et membres de la grosse couche managériale qui subsistait encore, alors que tant de jobs étaient balayés par l'automatisation à marche forcée, on s'en tenait à l'appellation officielle : "Règlement général sur la Collecte des Données";

Depuis deux ou trois lustres, les données étaient devenu le nouveau Saint-Graal, elles s'étaient immiscées chaque jour un peu plus dans les rouages de la vie de chacun, du berceau à la tombe, et du boulot au dodo. Les données étaient partout, à chaque instant, la moindre activité générait son lot de données additionnelles, qui allaient nourrir cette bête insatiable, qui habite là-haut dans le cloud et qui les digérait dans ses intestins algorithmiques toujours plus véloces. Pour quoi faire, la question n'était jamais posée, et celui qui s'y risquait signait instantanément sa mort numérique, le classement dans la catégorie peu glorieuse des ringards qui n'ont rien compris. Étape suivante: automatisation de votre fonction et rendez-vous à la case chômage.

Pour cette raison, je n'avais jamais donné mon avis sur le sujet en public. Certes, j'avais un avis, qu'on aurait pu qualifier de nuancé, dans le monde d'avant, quand une dissertation valait bien plus qu'un tableur avec des chiffres alignés. Mais ces nuances n'avaient plus cours aujourd'hui; les lettres avaient perdu la bagarre, le binaire 0-1 avaient tout emporté, et il fallait choisir son camp. Celui qui n'était pas pour, inconditionnellement, était forcément contre, il n'y avait pas d'entre deux possible. Les nuances n'allaient plus beaucoup plus loin que ce que peut exprimer un émoticone, et toute appréciation finissait toujours dans une logique binaire - j'aime ou j'aime pas, ou dans le meilleur des cas, scorée de un à cinq. Car une opinion, comme tout le reste, devait être réductible à un signe que la machine allait pouvoir digérer, interpréter, stocker et réutiliser à sa guise.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 03, 2018 ⏰

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