Retour dans la vallée du Temps

La 800S virevolte allègrement d'un virage à l'autre sur la petite route qui remonte la vallée. Deux années de travail, deux années d'exil au service de la Grande Manufacture n'ont pas fait de Kurt un homme riche. Mais quand même, il a pu économiser assez pour se payer sa première voiture. Et quelle voiture! Un petit cabriolet jaune vif comme le sien, personne n'en a en Suisse. C'est en France qu'il est allé chercher sa Honda, constructeur jusque-là surtout connu pour fabriquer des motos. Des Honda de route sur quatre roues, on n'en a encore guère vu en Europe. Mais depuis toujours, Kurt cultive une passion pour la belle mécanique, doublée aussi d'une certaine fascination pour le Japon et sa maîtrise technique, et la 800S est un concentré presque abordable du génie mécanique du pays du soleil levant.

À 23 ans, avec son petit diplôme d'ingénieur en micromécanique en poche, Kurt a tout juste été payé au barème standard par la Grande Manufacture. Pas un pactole, pas une misère non plus, et comme il a pu se faire héberger par un ami de la famille, autant dire qu'il n'a quasi rien dépensé pendant ces deux années passées à Genève. En rassemblant toute ses économies, il a donc pu accéder au rêve et devenir propriétaire d'une petite parcelle de la maîtrise technologique japonaise. La plupart des conducteurs européens regardent encore l'automobile japonaise comme une pâle et médiocre copie de ce que Detroit, Turin ou Sochaux savent faire. Mais Kurt voit un peu plus loin, il sait que la petite Honda est un concentré de compétence et de savoir-faire. Et c'est ce concentré puissant qu'il veut s'approprier.

La Honda a déjà accumulé quelques milliers de kilomètres dans les mains de son premier propriétaire. C'est un beau petit cabriolet jaune, à peine plus discret que les modèles rouges, mais qui lui permettra quand même de se fondre un tout petit peu mieux dans le décor naturel des hautes vallées du Jura, dominé par le vert sombre des conifères et le vert délavé des alpages.

Ce qui motive Kurt, ce n'est pas le tape-à-l'œil pour en remontrer aux collègues et aux amis. Ce n'est non plus l'envie de frimer pour que tombe à ses pieds – ou plutôt en pâmoison devant les roues du cabrio, une nuée de jeunes et jolies filles. De cela, il n'a rien à faire, il n'y pense même pas. Ce qui le passionne, c'est la recherche de la perfection technique, la maîtrise des ingénieurs, leur capacité à créer de telles pièces d'orfèvrerie mécanique. Le cœur de son cabriolet, le petit moteur de 791 cm³ gavé par quatre carburateurs, qui adore monter en régime, semble tout droit venu des ateliers qui préparent les machines de course. Avec ses deux arbres à came en tête et son corps tout en aluminium, il donne 70 chevaux. Soit le double de ce qu'une auto européenne de la même cylindrée peut espérer délivrer.

Au volant de sa 800S, assis très bas, Kurt éprouve un profond sentiment de jouissance. Il n'a pas allumé la radio pour mieux s'imprégner du hurlement suraigu du moteur. Des deux gros cadrans ronds qui lui font face, il n'a d'yeux que pour celui de droite, avec son aiguille blanche sur fond noir qui monte jusque 8 – pour 8000 tours par minute – avec allégresse, avant d'aller lécher le triangle blanc cassé qui indique le régime maximum et court jusqu'au chiffre vertigineux de 11. Ce compte-tours ferait un beau cadran de montre, pense-il.

Mais ses pensées ne s'arrêtent jamais à l'esthétique des choses. Ce qui le passionne vraiment, c'est comment cela marche, le « Deus ex Machina » qui donne vie aux objets inanimés. Et en bon ingénieur, Kurt est animé par cet amour des chiffres, avec lesquels il jongle en permanence, une sorte de défaut qui serait aussi une qualité. Défaut pour parler aux filles et aux gens un général, un repli sur le chiffre au détriment du verbe, une sorte de déformation de l'esprit, qui serait sans cesse occupé à calculer, et oublierait trop souvent de ressentir. Qualité pour le métier qu'il s'est choisi, qui exige une rigueur et une précision que seuls les chiffres permettent d'approcher.