Assit face à moi, Luc fait tourner sa cuillère dans le milkshake qu'il tient en main, sans s'être décidé à en boire la moindre gorgée, trop occupé qu'il est à me raconter les âneries que Ross, son voisin de classe, lui a débité pendant leur cours d'anglais. Et auxquels je n'ai prêté aucune attention.
Mon esprit vagabonde bien malgré moi et semble déterminé à détourner le moindre mot qui sort de la bouche de mon ami, pour l'amener sur un terrain qui lui apparaît bien plus intéressant. Encore et encore. J'ai eu beau lutter et essayer de me concentrer, je n'y suis jamais arrivée. Alors je me suis résignée à donner le change. De temps à autre, je répond par un haussement de sourcil intrigué, un soupire exaspéré ou un ricanement forcé. Selon ce que je lis sur le visage du brun qui me fixe, tout sourire, dans l'attente d'une réponse de ma part.
Difficile de croire que lui et moi avons vécu la rentrée dans le même lycée, tant les sujets qu'il aborde sont diverses, tout comme les noms des intervenants qui ont composé sa journée. Tandis que, dans mon cas, il n'y a qu'un événement notable, et un seul prénom qui mérite d'être mentionné. Le même qui tourne en boucle dans ma caboche depuis que nous sommes arrivés au "Reggie's", le diner le plus proche du lycée, et notre QG officiel, à Luc et moi. Délaissé par les autres lycéens - malgré la qualité des glaces servies ici - au profit d'un Coffee Shop directement inspiré des Starbucks et autres grandes chaînes, jugés plus "dans le coup" par les autres élèves, nous nous sommes trouvés à notre place ici, quand nous avons en avons franchis les portes vitrés, il y a trois ans de cela.
Et depuis, nous venons nous réfugier sur les banquettes en sky du diner, au moins trois fois par semaine. Le propriétaire plaisante toujours en disant que s'il n'a pas encore fermé boutique, c'est en partie grâce à nous.
Dire que je ne viendrai plus jamais me cacher ici entre deux périodes de cours. Je ne me hisserai plus sur les tabourets du comptoirs pour siroter un soda tiède en attendant que Luc ait finit les cours, en entendant d'une oreille distraite les chamailleries de Reggie et sa femme.
Submergée par une vague de nostalgie, je me noies dans mes pensées et ne réalise pas tout de suite que Luc s'adresse à moi.
- Pardon, je n'ai pas entendu ce que tu disais, j'avoue à demi-voix en comprenant qu'il attendait que je lui réponde.
Il lève les yeux au ciel, s'avance pour venir piocher dans ma part de cheesecake, puis soupire quand il me répond:
- Sacrée Jamie, toujours dans la Lune. Alors, dis moi tout. Où tu t'étais envolée cette fois ?
Je me tasse sur mon siège, un peu embarrassée.
- Oh, je me disais juste que c'était probablement l'une des dernières fois où on pourrait faire ça. Se retrouver ici, rien que tous les deux, je veux dire. Et... ça me rend un peu triste, voilà. Je marmonne sans oser relever la tête vers lui, soudain bien plus émue que je ne l'aurais cru.
J'ai beau savoir que nous ne sommes qu'au début de l'année scolaire, je ne peux réprimer ce mélange d'appréhension et de nostalgie qui m'envahit en pensant que, dans quelques mois, tout sera fini. Je ne vivrai plus avec mon père, à Fellpoint, à quelques maisons de mon meilleur ami. Oui, bientôt tout sera différent. Et ça me peine. Alors, même si j'ai conscience d'avoir encore du temps devant moi, j'ai cette étrange sensation, celle qu'on ressent en tournant la première page du dernier chapitre d'un livre qu'on a adoré.
Une sorte d'impatience mêlée d'inquiétude.
Je suis pourtant loin d'avoir aimé ces années, mais il y a certaines choses qui sont inestimables à mes yeux. Certaines choses auxquelles je ne suis pas prête à renoncer. Pas encore. Et ma relation avec Luc en fait partie. Nous serons inscrits dans la même fac - c'est certain, nous nous en sommes fait la promesse, l'année de notre rentrée au lycée - mais nous suivrons des cursus différents et j'ai peur que, par la force des choses, nous finissions par nous éloigner. Cette angoisse là, je choisis de la taire, parce que je sais d'avance la réaction que cela provoquera chez mon meilleur ami. Il soupirera, roulera des yeux, et balayera ma remarque d'un geste de la main comme si j'inventais des problèmes là où il n'y en a pas. Je camperai sur mes positions, et il finira par s'énerver et faire la tête. Je le sais. La situation s'est présentée, l'année dernière, quand j'angoissais par anticipation.
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F*ck it List
Teen FictionAssez ! Que la capitaine des cheerleader ignore son nom après trois ans dans le même lycée ? Passe encore. Mais que le nouvel élève, et partenaire de labo de Jamie, réponde à son invitation Facebook par "On se connait ?", c'en est trop. Elle est bie...