Chapitre 1/ Partie 1: Aïda

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Personne n'invite un visage antipathique à danser. Surtout pas une jeune femme à l'allure aussi dangereuse, un air de prédatrice dominant une figure si farouche. Une étincelle sauvage éclairait son regard céruléen alors que la musique suivait ses mouvements séducteurs, tout comme le regard baladeur de son interlocuteur défilait sur ses courbes mises en valeur par son accoutrement vulgaire. Le manque de subtilité des hommes ne la dérangeait plus désormais, elle y avait pris l'habitude. Tant que son corps pouvait plaire et attirer ses victimes masculines, Aïda n'en voyait pas l'inconvénient : une fois la paie déposée en mains propres, ses pensées pudiques s'envolaient aussitôt. Le grand brun au teint basané face à elle répondit à ses avances, entourant ses bras fermement autour de sa taille pour l'entraîner dans une danse maladroite. Son haleine empestait la vodka alors qu'il lui susurrait des mots incompréhensibles à l'oreille. La tête posée sur l'épaule de l'inconnu, elle repéra des escaliers menant à l'étage supérieur de la baraque. « Probablement des chambres. », déduisit-elle de la petite culotte en dentelle rose accrochée sur la poignée de l'une des portes fermées au niveau plus haut. Sans hésiter, elle prit la main de son partenaire pour la soirée et se fraya un chemin dans la foule de jeunes adultes suintant de sueur avec difficulté. Un groupe de filles, à peine plus âgées qu'elle, flirtaient de façon désinvolte avec des joueurs d'une équipe de football universitaire, de nombreux individus étaient saouls, prêts à s'écrouler par terre dès que leur morceau préféré serait terminé. Ces fêtes étaient loin d'amuser Aïda; elle les trouvait plutôt pathétiques. Le boulot la forçait à participer à ces événements sans intérêt, à respirer cette odeur répugnante de vomi et d'alcool. Une fois la cohue près des marches dissipée, elle hissa l'ivrogne jusqu'au sommet, où il sembla reprendre miraculeusement conscience. La lumière tamisée accentuait ses déplacements incertains, alors qu'elle le traînait de force dans la direction d'une chambre inoccupée au fond du couloir.

- Chérie, haleta-t-il de manière peu enjôleuse, dis-moi au moins où nous allons. J'ai une belle voiture tu sais je peux nous conduire chez moi, nous serions tranquilles.

Son corps dégoutant collé contre son gré au sien, elle prit une grande inspiration, regrettant que sa lucidité ait repris le dessus :

- Non, ce n'est pas vraiment dans mes plans en fait, fit-elle en feignant de le repousser contre le mur.

Sa victime n'y voyait que du feu. Aïda repoussa sa longue chevelure pourpre vers l'arrière, dégageant ainsi son visage pour s'assurer qu'ils étaient seuls. Aucun ne semblait s'aventurer vers la fin du couloir, mis à part une fille évanouie sur le parquet, de la salive dégoulinant au bord de ses lèvres maquillées, un verre de whiskey tenu faiblement par le bout de ses faux ongles noirs. Elle tenta de la relever et de la déplacer ailleurs, mais abandonna en repensant à la raison de sa visite dans la maison bondée. « Pauvre fille, personne n'est là pour elle, marmonna-t-elle tout bas. Malheureusement, je ne serai pas celle qui le sera; surtout pas ce soir, ajouta-t-elle dans ses pensées cette fois. » Celle-ci sembla marmonner quelques paroles dépourvues de sens avant de s'effondrer de nouveau sur le coin d'un mur. La jeune femme jeta un regard de pitié vers elle avant d'entraîner d'un geste de main l'homme d'origine étrangère. Il avait les yeux rivés sur son décolleté, privé de toute gêne. Les lattes de bois vibraient sous leurs pieds tant la musique était forte, à en rendre tous les invités sourds d'ici la fin de la nuit. Elle ferma la porte derrière eux, prête à agir selon les ordres qu'elle avait reçus. Aïda était une femme insensible, aussi froide qu'une soirée d'hiver, et parfaite pour accomplir ce que l'on pouvait lui demander de manière robotique, sans commettre une seule erreur. Une parfaite machine à tuer. Une complice essentielle. Une alliée redoutable : mais une ennemie à redouter. L'homme auquel elle devait tenir compagnie était connu sous le nom de Phillips. Malgré son identité nébuleuse, elle l'avait aperçu quelques minutes après son arrivée, un verre à la main et une cigarette de l'autre. Il avait l'air d'un vrai macho dans sa chemise blanche ouverte sur son torse, dévoilant un tatouage tribal sur son pectoral droit. Seules les filles assez stupides tombaient sous le charme de ce type de mec; il était un ténébreux de bas niveau. Phillips se camouflait parfaitement dans cet univers de fêtards, puisqu'il vendait sa came dans ses temps libres. Le problème n'était pas qu'il était devenu un piètre dealer : il avait trahi le Boss, un homme de la haute société qui ne supportait pas la moindre imbécilité. Ce traître avait pris la fuite lors d'une livraison risquée de cocaïne avec la moitié des profits. On avait misé une récompense importante pour l'individu qui mettrait la main sur lui et lui ferait regretter ses actions. Aïda semblait avoir été conçue pour ce boulot.

Elle projeta l'homme sur le matelas double d'un geste bourré de confiance et se positionna à califourchon sur le bas de son ventre, sa jupe courte retroussée sur ses cuisses. Sa respiration devenait plus irrégulière alors qu'il caressait ses jambes nues du bout des doigts. Il se rapprocha dangereusement de sa bouche, une main dans le bas de son dos pour la serrer contre son corps. La jeune femme tâchait de ne pas trop réfléchir au scélérat qui la touchait ainsi; elle faisait le vide dans son esprit, imaginant un trou noir vertigineux l'engloutissant dans les ténèbres. Sans cette pensée, jamais elle n'arriverait à pratiquer ce gagne-pain. Le métier est périlleux, mais il rapporte plus que la plupart demandant pratiquement une décennie d'études. Un risque comporte toujours ses avantages, selon sa manière de penser. Et elle n'avait pas tort : Aïda s'enrichissait, mais de la souffrance des autres. De leurs mauvaises actions, de leurs actes imprudents et de leur incompétence. Lorsqu'il fût suffisamment obnubilé et enivré par le contact de sa peau contre la sienne, elle atteignit d'un mouvement brusque un banal oreiller et lui couvrit l'entièreté du visage. Se débattant comme un animal, ses cris étouffés devenaient de plus en plus acharnés alors qu'Aïda s'efforçait de le contrôler. Ils ne parviendraient guère au seuil de la porte, protégeant ainsi l'anonymat de la meurtrière. Soudain, s'était terminé : elle était au-dessus du cadavre inanimé de sa victime, son pouls battant de plus belle dans son cou. L'adrénaline circulant dans ses veines lui permis de réagir rapidement pour se débarrasser de toute preuve confirmant son crime. Le mort jeté par la fenêtre dans une benne à ordures, là où il aurait mérité de finir sa vie selon elle, sa conscience fût intacte. Elle ne connaissait pas le regret. Aïda avait grandi dans un milieu difficile, à peine au-dessus du seuil de pauvreté, et avait développé son fort caractère suite à de nombreuses altercations physiques avec ses voisins. Les quartiers malfamés de Miami regorgeaient de voyou en tous genres soit des voleurs, des tueurs ou des membres de gangs de rue. Peu importe sur qui on pouvait tomber dans ces ruelles sombres, on finissait toujours par terre, un nœud dans le ventre, la peur de mourir dans le cœur. Les premières années, Aïda soignait ses blessures et ses ecchymoses et les dernières, elles les infligeaient à ses assaillants.

Un bruit sourd retentit sur la porte fermée. On cognait avec insistance et la poignée d'or ne tarda à tourner sur elle-même, prête à dévoiler la scène de la chambre en désordre, empruntée par une femme louche. Rapide comme l'éclair, elle s'empara d'une bière posée sur la table de nuit et feignit l'ivresse. Lorsqu'elle entrevit la silhouette d'une fille menue, elle s'exclama avec une voix rauque et peu assurée :

- La chambre est déjà prise ! Et je ne veux pas de compagnie...

L'intruse avait du khôl noir charbon étalé maladroitement sur toute la surface des paupières, donnant l'impression qu'elle avait pleuré toute la nuit.

- Je suis désolée, je ne voulais pas déranger, bredouilla-t-elle en reculant d'un pas. N'es-tu pas arrivée à l'étage avec un mec sous le bras ?

Aïda la reconnut aussitôt : c'était l'éméchée du couloir qui était à moitié inconsciente une quarantaine de minutes auparavant. Son visage trahissait un passé violent, son nez cassé était l'emphase de sa figure amochée. Ses cernes bleuâtres indiquaient un manque de sommeil quotidien, perturbé par un usage excessif de drogues et d'alcool. Elle semblait être sans vie : une véritable morte-vivante.

- Il m'a larguée, mentit Aïda en buvant une gorgée de bière infecte, bien dans son rôle de femme pathétique. Les hommes sont tous pareils, n'est-ce pas !

- J'imagine, acquiesça la jeune fille en riant à pleine gorge. Je devrais rentrer retrouver le mien, je suppose. Il sera furieux de me voir dans cet état.

À ce moment, Aïda se leva brusquement et s'avança vers elle d'un pas faussement chancelant. Elle était une excellente actrice mais elle sentait que son interlocutrice était méfiante. Elle devait créer une diversion et quitter la fête au plus vite.

- Écoute, je peux te raccompagner. De toute façon, je n'ai pas vraiment ma place ici.

Elles sortirent une appuyée sur l'autre jusqu'au jardin devant la baraque. L'inconnue brandit son téléphone portable orné de paillettes argentées et promis de lui appeler un taxi. Un court moment plus tard, son moyen d'évasion fût garé près du trottoir à quelques mètres d'elles. Sa nouvelle alliée lui ouvrit la portière et fit, au dernier instant, un sourire aux lèvres dévoilant des dents jaunies par la cigarette :

- Au fait, je suis Blake.

Aïda ne dit rien, se contentant de lui offrir un mince sourire. Une tueuse à gages ne dévoile jamais son nom.

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What I Thought Was Good PeopleWhere stories live. Discover now