Le Monde

Clyde

Aussitôt, comme si ces quelques mots avaient brisé une chape de silence invisible, tous les Autres se mirent à parler entre eux. Je me tourne vers Clyde, attendant qu'il prenne la parole. Le garçon est charismatique, et il est ce qui se rapproche le plus d'un chef au sein de cette communauté hétéroclite. Ses cheveux marrons clairs lui retombent sur ses yeux assortis, mais cela ne semble nullement le déranger.
Il est plutôt grand et musclé, et son tempérament enflammé est caché par son visage calme. Dès qu'il ouvre la bouche pour réclamer le silence, tous se taisent:

-Bon, les gars, il fait une pause en cherchant quoi dire pour rassurer ses camarades. Ok, ce qui viens de se passer, c'est bizarre. Mais on a déjà connu pire, et cet événement ne semble pas avoir pour l'instant d'impact sur notre vie quotidienne. Le pire qui puisse se produire, c'est qu'on devienne végétariens jusqu'à la fin de nos jours! conclut-il avec un sourire amusé.

Je soupire, exaspérée par le pragmatisme de mon ami. Mais autours de moi, les Autres semblent reprendre le contrôle de leurs émotions, et je me dit que je suis trop fataliste pour faire un bon chef. Clyde s'approche de Kali et moi et me demande:

« -Alors Saule, t'en penses quoi, toi?

Saule, c'est moi. Une fille de taille moyenne, de morphologie moyenne, des cheveux mi-long bruns qui me retombent sur les épaules et des yeux marrons qui soutiennent ceux de Clyde. Bref, l'archétype de la banalité. Seules quelques tâches de rousseurs me distinguent de mes compagnons.

Clyde et moi sommes amis depuis le début, ce qui est plutôt rare puisque le temps et les changements de personnalité ont souvent fait varier les affinités dans le grand groupe des Autres. Les Autres, c'est nous; un ensemble de 30 garçons et filles du même âge. Nous vivons ensemble depuis la nuit des temps dans le Monde. Le fait que notre nombre soit restreint fait que notre communauté est très soudée. Bien sûr, des disputes ont déjà éclatées, souvent même, mais dans un Monde de 50 km2 où nous avons besoin des uns et des autres pour survivre, les réconciliations sont généralement rapides.

« -Je pense que ces abrutis te font un peu trop confiance. Répondis je avec un sourire en coin.
-C'est vrai, mais je parlais plutôt de ça, fit-il en désignant la carcasse gisant à quelques mètres.
Je réfléchis quelques secondes:
-À mon avis, ça doit avoir une signification, même si je ne la vois pas pour l'instant. Je propose d'attendre la semaine prochaine pour voir si le prochain gasbi sera dans le même état. Je ne vois pas ce qu'on pourrait faire d'autre...

Clyde semble réfléchir à ma position, puis se tourne vers Kali:

-Et toi, t'en penses quoi?
-Dans l'ensemble, je suis plutôt d'accord avec Saule, même si je ne partage pas sa supposition sur un sens caché. Pour moi, ça doit juste être un bug, conclut-elle en haussant les épaules.
-Bon, on avisera la semaine prochaine. En attendant, vous êtes prêtes pour les Épreuves?

Les Épreuves, comme on les appelaient, était une série de concours de force, d'agilité, d'intelligence et de diverses catégories qui dépendaient de l'inventivité de leurs créateurs. Ces créateurs étaient aléatoirement désignés parmi Nous chaque semaine. Ils étaient alors chargés d'inventer et de mettre en place une série d'épreuves opposant les différents membres de la communauté. Elles étaient également attribuées au hasard, mais bien sûr quelques personnes se sont démarquées dans chaque catégories. Donc, nous nous entraînions pour détrôner les « champions », tandis qu'eux s'entraînaient pour conserver leur place. Au fil et à mesure du temps, les épreuves sont devenues répétitives, mais étant la seule source de distraction dans le Monde, nous nous en accommodions.

« -Moi non, c'est ma journée de travail, mais Kali peut venir s'entraîner avec toi, fit-je en désignant mon amie.
-OK, allons-y alors. Je propose un aller-retour jusqu'à la pointe pour la course, comme c'est à l'autre bout du Monde ça devrait suffire. Puis on pourrait s'entraîner à la lutte. Je sais que c'est ton point faible, ajoute le garçon avec un clin d'œil.

Kali lui donne un coup de poing amical, et après un compte à rebours rapide ils partent en trombe.
Je les regarde s'éloigner et je me dirige vers les champs.

Un jour sur deux, chaque membre devait travailler. Les affectations pouvaient être diverses: les pêcheurs s'occupaient de tout ce qui était comestible dans l'océan qui nous entourait à perte de vue, les cueilleurs ramassaient baies, fruits et plantes qui proliféraient sur l'île, tandis que les cultivateurs comme moi se démenaient à faire pousser des légumes et des céréales. Les travailleurs ne se plaignaient jamais, au contraire; les occupations étant limitées, nous nous battons presque pour accomplir ces simples tâches.

Je traverse le Camps puis passe au travers d'une grande prairie avant d'apercevoir les lopins de terre cultivées. Les champs étaient grands d'une dizaine de km2 et étaient situés au coeur de l'ile pour ne pas que les embruns salés n'abîment nos productions. Je salue les autres cultivateurs déjà au travail, puis je me saisis d'une bêche. Bientôt, je me met à transpirer sous le soleil implacable. Alors, je sentis quelqu'un s'approcher:

« -Salut Saule! Alors, prête pour les Épreuves de demain?

Je soupire intérieurement. Dire qu'Hélios n'est pas une de mes personnes préférées serait un euphémisme. Je me retourne vers lui. Plutôt de taille moyenne, des cheveux blonds coupés courts, un joli nez droit et des yeux marrons me font face. Bien qu'il tente inlassablement d'avoir l'air sympathique, son air supérieur et ses remarques égocentriques font qu'il est détesté par la bonne moitié des gens. En résumé, ce mec est un dieu vivant sur terre, et sa parole imprégnée de savoir est une offrande que nous, misérables mortels, devons recueillir avec reconnaissance.

-Non, répondis-je sèchement.
-Ah dommage, parce que je me suis entraîné avec Otis, et...

    Hélios était persévérant dans sa tentative de faire ami-ami avec tout le monde, je devais au moins lui reconnaître ça. Malheureusement pour lui, je ne suis pas aussi sociable que lui, et je le coupe dans son monologue en lui tournant le dos pour m'occuper de mes plantations.