Tu l'as tuée

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À ... , le ...

À xxxxxxxx,

Tu l'as tuée.
Tu ne l'as pas fait exprès, bien sûr. Tu ne la connais pas, tu ne l'as jamais vue, tu ne sais même pas qu'elle existe.
Qu'elle a existé.
Tu te crois innocent, n'est-ce pas ? Bien sûr, tu as plus l'habitude de recevoir des lettres d'amour que des lettres de colère.
Et pourtant, c'est toi qui l'as tuée, sans l'ombre d'un doute.

Je vous déteste tellement, toi et tous les autres. Vous qui montez chaque soir sur la scène, la foule à vos pieds, vos noms scandés par des centaines de voix. Vous qui appartenez à un autre monde, fait de paillettes, de célébrité et de dur labeur - oh, je ne le nie pas, vous avez travaillé dur et longtemps pour atteindre un tel niveau, une telle hauteur. Si bien, si haut que face à vous, nous, gens ordinaires, ne sommes que des insectes hystériques et insignifiants. Vous êtes ailleurs, à vos concerts, à vos préoccupations à l'échelle du globe. Vous êtes trop loin pour les voir, tous ces rêves brisés et ces coeurs en miettes, ces espoirs fous qui ne se réaliseront jamais.

Elle, c'était une des vos fans, de tes fans, mais surtout et avant tout ma meilleure amie. Elle aimait danser, rire, dessiner, que je la taquine à ton sujet. Elle n'aimait pas les maths et les sciences, elle c'était une artiste, une rêveuse. Elle rêvait trop, et c'est ce qui l'a perdue.
Elle rêvait de toi, la nuit, pendant les cours, en dansant, tout le temps. Elle rêvait d'arriver à ta hauteur, que tu la regardes. Elle rêvait de ton corps, de tes yeux, de ton sourire. Elle rêvait d'atteindre les étoiles, et ses étoiles à elle, c'était toi.

Moi, j'étais dans son ombre. Moins lumineuse, plus renfermée, j'étais - je suis son contraire et sa jumelle. Je n'arrive pas à me lier aux gens, et elle était ma seule amie, le soleil de mes journées monotones.

Elle se confiait à moi, souvent. J'essayais de la consoler. Je lui disais que j'allais te kidnapper et t'offrir en cadeau de Noël. Elle riait un peu, mais elle était si triste. La distance entre vous était trop grande.

Tu l'as rencontrée, une fois, à une séance d'autographes. Tu ne t'en souviens pas, bien sûr, tu rencontres tellement de gens, de visages inconnus, de fans en admiration, des étoiles dans les yeux. Tu lui as dit deux mots, signé son CD.
C'était son trésor, tu sais ? Elle le manipulait comme s'il était en verre, et passait tendrement son doigt sur ta signature.

Elle a été blessée, ce jour-là. Je ne sais pas ce qu'elle espérait au juste - un sourire, un geste, des mots d'affection. Mais rien. Tu l'avais traitée comme une fan parmi des milliers d'autres. Elle s'y attendait, bien sûr, mais l'espoir, tu sais ce que c'est, c'est incontrôlable et complètement fou.
Elle s'est confiée à moi, elle pleurait, se trouvait si banale. Elle m'a demandé un câlin. Je l'ai serrée contre moi, mais je savais que, malgré toute mon amitié, ma place dans son coeur ne valait pas la tienne.

Quand je n'étais pas dans son ombre, j'étais dans la tienne.
C'est dur, tu sais, de se voir moins considérée qu'un mirage inaccessible. Enfin, on s'y habitue.

Une chose à laquelle elle ne s'est pas habituée, par contre, c'est cette nouvelle, incroyable, impossible, qui a fait le tour du monde et qui l'a détruite.

Tu es en couple.

C'était comme si, d'un coup, les étoiles avaient été cachées par un nuage opaque et infranchissable. Et elle, qui volait pour les rejoindre, venait de se faire couper les ailes.
Son monde à elle s'était brusquement arrêté de tourner. Elle avait beau répéter "Du moment qu'il est heureux, cela me suffit", il y avait quelque chose de brisé derrière son sourire, des doutes dans ses yeux, une douleur sourde dans son coeur.

Je faisais de mon mieux pour la réconforter mais j'étais terriblement impuissante. Je te maudissais en silence, toi qui ne lui avais apporté que de la souffrance.

Elle ne l'a pas supporté, tu sais ? Elle se trouvait tellement moins bien que cette fille inconnue à qui tu l'avais préférée. Elle est morte quelques jours plus tard - j'aime à espérer qu'elle les a enfin rejointes, ses étoiles.

En attendant, c'est mon Soleil à moi qui s'est éteint. Mon Univers a été plongé soudainement dans l'ombre par ta faute. Je ne ressens rien, juste un immense vide à l'intérieur de moi. Alors je reste seule, je me recroqueville sur moi-même, j'écoute tes chansons - elles sont belles et me font pleurer.

Je te déteste, tu sais. J'ai envie de te tuer, de t'étrangler, doucement, te faire souffrir. Mais je ne peux pas. Elle t'aimait trop.

Alors va au diable.

Anonyme

Lettre à l'assassin de ma meilleure amieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant