Chapitre 1

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Elle se retourna, la gorge sèche, les pieds enfoncés dans le sable. Elle palpa le fond de la gourde, constatant qu'elle était presque vide. Alors elle fit tomber quelques gouttes, la gourde au dessus de sa bouche, grande ouverte. L'eau paraissait dans le désert comme le nectar que l'on trouvait dans la Région. Elle était divine et un luxe dont on avait peur de perdre une seule goutte. Elle rangea la gourde et regarda en face d'elle. Cela faisait plusieurs jours qu'elle tombait plus qu'elle ne marchait, les pieds dans le sable et la langue boursouflée par la soif et la privation de l'eau.
Quelques lignes horizontales se dessinaient à l'horizon. Des habitats. Là où elle pourrait s'arrêter dans sa course folle loin de la Région. Là où elle trouverait des Hommes. Voilà une semaine qu'elle l'avait quitté, la Région, se lançant dans l'unique échappatoire qui pouvait lui être aussi bien mortel que salutaire.
Ce qu'on disait sur le Reste dans les livres de la Colle étaient vrais. En partie, le désert aride, sec. Et tous ces lacs d'acide qui pouvait corrompre nos yeux. Elle s'était retenue d'y boire se remémorant le théoricien de la Colle. En aucun doute elle aurait disparu et fondu dans l'eau trompeuse. Oui, elle avait résisté. Mais son corps lui criait de s'y jeter, de l'y sevrer. Parce que son corps n'avait pas d'yeux. Mais si elle avait écouté son corps au lieu de son instinct de survie, elle serait encore dans la Région et dans leurs salles de Purification. Parce qu'elle avait une Anomalie.
Les formes longilignes et horizontales qu'elle avait aperçu lui semblaient plus proche. Elle allait entrer dans l'endroit décisif de sa vie ou de sa mort. Les lignes avaient désormais de petits toits en taules et et terre-cuite. Elle le savait parce que le théoricien de la Colle leur avait montré. Voilà de la taule, voilà de la terre-cuite. Elle s'en souvenait, elle avait bu les paroles du théoricien jusqu'au jour où ses yeux avaient changé de couleur pour se marbrer d'un jaspe rouillé.
Elle traîna ses pieds encore marqués par les chaînes du Labo. Ses plaies qui se rejoignaient dans son dos, fines et creuses, l'empêchaient de marcher correctement. Après avoir marché trop longtemps, ses genoux étaient devenus douloureux, mais la douleur importait moins que la survie. Elle ne pensait plus qu'à s'éloigner de la Région, à survivre. Elle n'avait peur que d'une chose, la mort. Si ils l'attrapaient elle la cueillerait comme un nourrisson. Aucun échappatoire possible.
En plissant les yeux, elle vit les formes bouger. Des Hommes. Des toits et des Hommes, pour la sauver, pour qu'elle se sauve elle même. La pression sur son palais se renforça et dans un ultime effort elle se mit à courir. Sa cheville gauche se tordit à trois reprise mais elle se releva, courut vers les toits, les Hommes, les formes.
Sa main s'arrêta sur le bois d'un poteau. Les habitations s'étendaient devant elle à perte de vue. Voilà un ensemble d'habitation, voilà un village, avait dicté le théoricien. Trois Hommes s'approchèrent, elle les dévisagea. Ils n'étaient pas comme les Purs, pas leurs yeux du moins. Plus sales, plus vieux et plus tordus. Tous. Voilà des Hommes, avait fait le théoricien. Mais il leur avait montré des monstres. Elle n'y avait pas cru un seul instant.
Le premier tendit un bâton. Il cria :
— Toi. Es-tu de la chair où un marteau ? Tu n'es pas comme nous.
Il avait bougé le menton d'un air provocateur et ouvert grand là bouche en découvrant des canines qu'il avait sans doute taillé pour mieux mordre la viande ou bien se battre. Elles étaient sales. Elles n'étaient pas propres.
— Ni l'un ni l'autre. Je viens travailler.
Les Hommes eurent un rire sourd, sortant leurs canines. Elle remarqua que seul le premier les avaient aussi pointues.
— Personne ne vient pour travailler, chérie, l'invectiva le second. Y'a que des fuyards qui disent ça.
Celui-là avait des dents presque noires.
— Bon. On va te faire passer. Mais bouges pas, reprit-il.
Son dernier compagnon, celui qui n'avait pas parlé, approcha avec un couteau aiguisé.
— Qu'est-ce que tu vois ? Cracha-t-il plus en s'exclamant qu'en l'interrogeant.
— Un couteau. Un Homme qui me menace, renifla-t-elle.
Il rit à nouveau.
— Elle passe. Il faut la fouiller, envoyez là à Rowan.
— Attends, intima le premier.
Il s'approcha d'elle et la fixa, son visage a quelque centimètres du sien. L'odeur de sa bouche remonta jusqu'à ses narines. Elle plissa les yeux. Il posa ses doigts sur sa nuque et un rictus apparut sur son visage. De l'autre main il écarta ses paupières puis après avoir fixé ses pupilles un instant, il la relâcha violemment.
— Cette gamine, elle a les mêmes yeux que lui.
Elle l'interrogea sur le même ton :
— Les yeux de qui ?
— T'as pas besoin de savoir (Il la toisa, décrocha une gourde de sa ceinture et lui tendit) Allez, vas-y. T'en aura besoin.
Il la poussa en direction d'une petite hutte qu'il indiqua du doigt, comme pour s'assurer qu'elle ne la raterait pas. Elle avança en fixant la gourde. Enfin, elle pourrait boire sans économiser chaque goutte. Son regard se voila un instant, ses cheveux balayés par un coup de vent soudain qui fit décoller le sable du sol et former un petit nuage en face d'elle. Elle continua d'avancer jusqu'à la hutte.
La porte s'ouvrit sur une pièce unique où les tapis étaient alignés sur les murs, probablement pour les faire résister aux tempêtes de sables violentes.
— Pousse-toi, ordonna la voix éraillée du second Homme.
Il pénétra dans la hutte et tapa sur la table qui se trouvait au centre.
— Rowan ! Sors ton sale cul de ta cave, j'ai du boulot pour toi.
Une petite trappe s'ouvrir au fond de la pièce et elle vit une tête bouclée surgir, suivie d'un visage et d'un corps. L'Homme continua sur un ton sec :
— Faut que tu la fouille. Elle veux travailler ici, donc je te laisse.
L'inconnu sorti de la trappe hocha la tête et son interlocuteur sortit en claquant la porte. Rowan s'avança vers elle, et la fixa.
— Déshabille-toi, intima-t-il avec un ton froid, détaché.
— Pardon ? rétorqua-t-elle.
Il se massa les yeux, comme si elle l'ennuyait.
— Je vais te fouiller, retire tes vêtements, met toi toute nue. Ou tu préfères que je le fasse moi-même ?
Elle secoua la tête et obtempéra. Il se retourna en grommelant.
— Je dois vraiment tout enlever ? insista-t-elle.
— Tu penses que je vais mater une gamine comme toi ? Dépêche.
Elle voulut renchérir qu'elle avait vingt ans mais la fatigue l'en dissuada. Elle retira ses vêtements puis ses sous vêtements, et Rowan la fixa légèrement, avant de récupérer les habits au sol. Il souleva une autre trappe d'où il sortit une tenue de cuir simple, constituée d'un short et d'une bande simple pour le haut. Il les lui jeta :
— Enfile-ça. C'est léger mais j'ai rien d'autre pour toi.
Une fois sa tenue enfilée, elle sentit le cuir lui taper la peau. Rien n'était pareil que dans la Région : la saleté, la chaleur, l'eau, les Hommes. Elle réduisit ses yeux à deux fentes pour observer Rowan qui retournait et pliait ses vêtements, le regard fatigué. Malgré l'ombre, elle pouvait clairement discerner ses traits. Il devait avoir une dizaine d'années de plus qu'elle, des cheveux qui avaient passablement été coupés au couteau, dispersant ses mèches noires et bouclées. Sa peau était foncée par le soleil, comme les autres Hommes. Lorsqu'il se redressa, elle eut un mouvement de recul.
Ayant la même réaction que l'Homme au canines pointues, il s'approcha et plongea ses yeux dans les siens. Elle vit que ses pupilles se dilatèrent : il avait la même jaspe rouille dans les yeux qu'elle. Il avait une Anomalie. Il venait de la Région.
— Putain ! lâcha-t-il.
Elle se rappelait très bien le jour où le théoricien avait décrété : Voilà un Pur, voilà une Anomalie. Elle ne se doutait pas ce jour là qu'un jour ses yeux se coloreraient de la même couleur de rouille. Elle avait poussé un Beurk ! sonore juste pour se faire remarquer des autres. Mais elle n'était plus la même.
— Tu viens de là-bas, cracha-t-il, comme si ce qu'il avait vu le dégoûtait profondément.
— Toi aussi, remarqua-t-elle. Tu as les yeux...
— Non, l'interrompit-il. Ce sont mes parents, ils ont fuit la Région. Je n'ai aucune idée de à quoi ça ressemble, dans ce merdier.
Il insista sur le dernier mot et elle sentit qu'il l'accusait de quelque chose. Quelque chose qu'elle n'avait pas fait. Elle baissa brusquement la tête et resserra la ceinture du pantalon. Son cerveau bouillonnait étrangement et elle ne savait si c'était dû à la fatigue ou à la chaleur. Rowan tendit la main vers ses blessures.
— Tu es blessée.
Merci de le constater, songea-t-elle amèrement.
— Attends. (Il se baissa au niveau de ses chevilles et les toucha du doigt) Je vais chercher de quoi te soigner. Ne bouges pas.
Elle retira vivement sa cheville, énervée par cette seconde intrusion dans sa pudeur. D'autant plus que Rowan semblait déployer un effort énorme à ne pas montrer sa fatigue, son ennui, et son envie très faible de l'aider. Elle comprit qu'il ne le faisait que par devoir. Puis celui-ci s'éloigna rapidement pour aller piocher dans la trappe d'où il avait sorti les habits de cuir. Il en sortit des lacets de la même matière, les enroula entre ses doigts et revint vers elle.
Elle montra ses blessures tandis que les doigts de Rowan galopaient sur ses avants bras, alors qu'il les enroulait avec les lacets. A plusieurs repris elle serra les dents, puis elle demanda d'une voix sourde :
— T'as du désinfectant ?
Il rit jaune avant de déclarer méchamment :
— T'es bien de la Région. On n'a rien ici, sinon on aurait évité bien des morts inutiles. Et pour ton dos... (Il contempla les blessures parallèles qui sillonnaient son dos jusqu'au sacrum) tu vas devoir faire avec.
Elle se releva avant d'épousseter la saleté qui s'était déposée sur elle, lorsqu'elle était au sol pour que Rowan la soigne. Celui-ci ne cachait plus son mépris, mais elle renonça à lui en demander la raison. Elle ne voulait pas se le mettre plus à dos. En chassant les dernières poussières qui s'étaient nichées dans les plis du cuir, elle pensa à ce qu'elle ferait une fois sortie de la hutte de Rowan. Elle le demanda donc à celui-ci.
— Kubs te dira quoi faire. C'est le Chasseur que tu as du croiser : il garde l'entrée. Il s'est taillé les dents pour la Chasse, tu as du voir. Tout n'est pas aussi propre que là-bas.
Rien n'est propre, corrigea-t-elle. Mais elle garda le silence, elle n'avait rien à dire. Enfin, Rowan lui fit signe qu'elle pouvait s'en aller en lui indiquant la porte de la hutte.
— C'est par là. On ne se reverra sans doute jamais, alors fait attention. Si tu recroise mon chemin, c'est que tu seras bien amochée. Tout n'est pas aussi beau ici comme là où tu étais.
— Je n'y suis plus, coupa-t-elle brusquement. J'ai fui parce que je suis comme toi. Et j'ai fui parce que j'ai peur, j'ai fui parce que je ne suis pas comme eux, et tu es pareil que moi. Tu as juste eu la chance de naître du bon côté, moi pas.
Rowan leva les mains en signe de rémission. Il lui indiqua à nouveau la porte, cette fois sans paroles. Elle la regarda et le regarda, se répétant qu'à partir du moment où elle aurait franchi cette entrée, elle ne serait plus la même. Et elle traina ses pieds jusqu'à la porte, en repensant une dernière fois au théoricien : Voilà l'Amour, voilà la Haine. A ce moment là, elle avait compris que les images qu'on lui montrait ne pouvait illustrer les mots qu'on prononçait à ses oreilles. L'Anomalie commençait déjà à se développer.
— Attend ! intervint Rowan lorsqu'elle fut arrivée sur le pas de la porte, dis moi ton nom. Je ne leur dirais pas que tu viens de la Région.
Elle décolla sa langue sèche de son palais, secoua la gourde et avala trois gorgées avant de répondre lentement, disloquant chaque lettre. Ce nom, cela faisait tellement longtemps qu'elle ne l'avais pas prononcé :
— Lord Bethin.

Lord BethinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant