Chapitre 2

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Lord

Le soleil se faisait un plaisir de taper sur la peau de Lord, qui n'avait pas la peau matte des Hommes. Kubs défit la ceinture de son pantalon, la frotta entre ses mains et là lui remit. Elle le dévisagea à nouveau. Il paraissait sans âge : elle ne pouvait déterminer si il avait la vingtaine ou la cinquantaine. Ses petits yeux noirs la fixaient à chaque instant pour l'évaluer et de temps en temps il devait penser à quelque chose de non commun car il souriait, dévoilant ses canines taillées pour la Chasse.
— Bon ! fit-il passablement agacé par le temps qu'elle avait prit à l'intérieur de la hutte de Rowan. Si tu es venue pour bosser, tu bosseras. Prête ?
Lord hocha la tête.
— Bien, continua Kubs. Ici on a plusieurs métiers, et si tu veux avoir de quoi remplir ne serais-ce qu'une goutte de cette gourde (Il désigna du doigt la gourde qui pendait à la ceinture de Lord) il faut que tu t'engage dans un de nos Corps. Le premier Corps est le service : tu y trouve les guérisseurs comme Rowan. Mais il y faut un minimum d'expérience et tu n'as pas l'air d'en avoir beaucoup.
Lord aurait pu répliquer, mais cela aurait trahi son origine et elle n'en avait encore moins besoin que de se mettre à dos Rowan. Kubs pourrait avoir la même réaction hostile que ce dernier. Mais aucun ne pouvait comprendre ce qui lui était arrivé. Encore moins Kubs que Rowan.
— Quels sont les autres Corps ? demanda-t-elle sèchement.
— Les ouvriers. Ce sont ceux qui vont puiser l'eau dans les puits, bâtir les huttes. Il faut beaucoup de force physique.
Il regarda de manière insistante ses bras et elle les bougea. Chez les Hommes, elle sentait que sa faiblesse était mise à nue. Cependant, elle se retenait de répondre, fatiguée. Le cuir qui frottait sur ses blessures la démangeait et son esprit partait ailleurs.
— Les derniers comportent deux catégories, expliqua Kubs avec un claquement de langue agacé pour ramener Lord au sujet. Ce sont les Chasseurs.
Elle hocha la tête.
— Rowan m'a en quelque sorte dis que tu en étais un, confirma-t-elle.
— Il était bien bavard pour une fois. Je l'entendait te maltraiter de l'extérieur de la tente.
Lord eut un rire amer. Kubs redevint sérieux et ses sourcils se froncèrent.
— Et que font les Chasseurs ? Ils... chassent ?
— Le troisième Corps comporte deux équipes. Les premiers sont les Explorateurs qui observent et définissent les cibles. Ensuite, viennent les Traqueurs qui eux, se chargent d'éliminer les cibles.
Lord coinça nerveusement un ongle entre ses dents, si elle avait de la chance on lui donnerait quelque chose de simple. Ce tic l'avait lâché depuis longtemps, mais il ressortait lorsqu'elle se sentait perdue. En sentant l'odeur de poisson du Labo sous ses ongles qu'elle n'avait pas encore lavé elle repoussa tout de suite sa main. Le regard de Kubs passa de sa main à son visage, puis il eut un reniflement incompréhensible.
— En temps normal t'aurais peut être pu choisir où te rendre mais après l'épidémie qu'on a eu, on manque cruellement de monde.
    L'envie d'enfouir à nouveau sa main dans sa bouche revint, et Lord se fit fureur pour garder son calme. Arrête, s'intima-t-elle. Arrête d'avoir peur et de vouloir fuir encore plus loin. Mais elle ne cessait d'avoir peur de n'être plus celle qu'elle était avant. Elle n'avait jamais été un Pur réellement. Le théoricien de la Colle revenait sans cesse dans sa tête la tourmenter : Voilà le Bonheur. Mais elle n'avait jamais compris, jamais rien assimilé pareil que les autres. Déjà petite, elle n'écoutait pas comme les autres. Elle pensait au Reste et aux Hommes. C'était les premiers symptômes de l'Anomalie qui apparaissait, la différenciant de tous.
Kubs caressa son menton pensivement et déclara :
— Physiquement tu es maigre comme tout (Il réajusta sa ceinture une dernière fois) mais... Il ne reste plus grand monde chez les Explorateurs.
Lord haussa un sourcil.
— Ils se sont tous fait bouffer, précisa-t-il, comme si cela pouvait la rassurer.
— Par qui ? grogna-t-elle peu enjouée a l'idée de servir de chair à pâtée alors qu'elle ne souhaitait que survivre.
Le Chasseur étouffa un rire, Lord s'assit au sol.
— T'assieds pas, tu vas avoir du mal à te relever avec tes blessures, indiqua-t-il. T'as déjà croisé des Mutants ?
Un hochement de tete négatif lui répondit.
— Tu en verras très vite, alors. Ce n'est pas très beau.
Elle resta stoïque.
— Pire que moi, ajouta-t-il. Te voilà membre du Corps des Chasseurs.
Cela ressemblait plus à une punition qu'à une promotion. Lord espéra qu'il ne l'enverrait pas en Exploration tant que ses blessures n'auraient pas guéries. Mais elle savait que sa gourde ne tarderait pas à se vider et que personne ne lui en redonnerai. Elle sentirai alors sa langue devenir noire et gonflée, ses chevilles faiblir, et son énergie la quitter. Il n'était en aucun cas question de revivre l'horreur qu'elle avait subi dans le désert extérieur. Elle se trompait.
— Je vais te montrer ta hutte, et te confier ton équipement. Demain tu partiras à l'extérieur, on n'a plus de temps à perdre : sinon pas de nourriture.
Raté ! songea Lord amèrement. Puis elle signifia d'un œil fatigué à Kubs qu'elle avait besoin d'aide pour se lever. Il lui tendit la main puis se ravisa.
— Tu as su traverser le désert toute seule, je t'avais prévenue que tu ne pourrais pas te relever.
Il tendit finalement sa main et releva Lord rapidement. Elle le remercia d'un reniflement suivi d'un hochement de tête. Puis elle lui emboîta le pas sur le sentier du campement, délimité par des pierres sur les bords formant un tracé maladroit. Les huttes s'ouvraient chacune sur un tracé comme celui-ci qui parcourait le sable rougi. Le soleil tapait sur l'échine des résidents fatigués : elle en apercevait certains, vidant leur gourdes. Ils avaient le regard hagard, certains trainaient leurs enfants qui pleuraient par la main, derrière eux.
    Lord détourna les yeux, honteuse d'avoir toujours vécue dans un univers douillet et propre. Elle était peu sensible, mais pas assez pour ignorer les visages couverts de cendre et d'horreur des autres. Kubs s'étonna de sa réaction :
    — Eh ! D'où tu viens. Au fait ?
    — D'autre part, souffla-t-elle, n'ayant pas envie de répondre plus que de continuer à voir les femmes et les enfants autour d'elle, en train de se battre pour une goutte d'eau.
— Dis... demanda-t-elle a Kubs. C'est ça qui m'attends ?
Elle jeta un coup d'œil fatigué pour signifier au Chasseur ce dont elle parlait.
— Ce n'est pas comme ça d'habitude. T'étais pas là avant, mais ça a commencé il y a environ deux ans : les Mutants ont contaminés plusieurs de nos Corps. C'était dégueulasse, ça saignait de partout et on a dû tuer ceux qui souffraient.
Lord garda le silence et le suivit jusqu'à une hutte difforme cachée derrière des rochers. Elle s'écorcha à nouveau en passant entre eux. Ses blessures commencèrent à nouveau a lui faire mal, du sable s'était logé entre le cuir et la plaie, s'enfonçant dans la chair.
Voilà la douleur, c'est horrible, ça dure, c'est ailleurs et dehors dans le Reste. Ici vous ne craignez rien, si vous respectez les règles, répétait le théoricien de la Colle.
Les piqûres qu'on administrait sans cesse aux Purs contre la douleur ne faisaient plus effet et dehors, dans le désert, elle avait connu la douleur. La vraie. Parce que la douleur est au dessus de toute force mentale, lorsqu'elle vous prend, vous devez fuir. Plus elle est puissante, plus vous doutez et votre mental flanche. Désormais elle connaissais ça.
La petite porte de la hutte s'ouvrit difficilement, enfoncée à trois reprises par Kubs. Un tas de paille tomba sur lui et il grogna férocement avant de les rabattre sur le toit. L'intérieur n'était pas plus esthétique : la paille tombait au sol à chaque mouvement. La crasse tapissait les murs, le sol et de la boue sèche était encore accrochée au fils de la hutte. Un linge était étalé au sol, laissant paraître peu du blanc d'origine. Lord déduisit que c'était un lit, le sien. Deux bouteilles à moitié vide traînaient dans un coin et cinq trappes décoraient le sol sur une ligne en largeur.
— Mets toutes tes affaires dedans, c'est plus sécurisé, confia Kubs. Même si... t'as juste une gourde.
— Utile, ironisa-t-elle avec une grimace.
Elle se pencha vers la première trappe et l'ouvrit pour y mettre sa gourde. Déjà cinq bouteilles en verre s'y trouvait, elle présuma que c'était de l'alcool avant d'enfouir son eau à l'intérieur. Avec le trésor qu'avait laissé l'ancien propriétaire de la hutte, elle pouvait au moins se saouler pour oublier ce qui lui arrivait. Elle cracha dans ses mains puis les frotta pour faire partir le résidu de sable et terre qui s'y était collé. Enfin, elle se redressa et rejoignit Kubs à la porte du la hutte.
— C'est quoi le suivant ? s'enquit-elle.
— Suis-moi.
Le Chasseur la conduisit jusqu'a un enclos remplis de paillotes. Sur le bord de celle-ci, des branches sèches et crochues servaient de porte-manteau au peu d'affaires qu'il restait aux Explorateurs. Quelques loques pendaient lamentablement au bout des branches, ils les contournèrent jusqu'à la plus grande paillote, bancale.
    Kubs sortit un trousseau de clefs de sa poche et se baissa. Lord fit de même et vit celui ci épousseter le dessous de la paillote pour dégager une trappe. Il grommela des paroles incompréhensible en fourrant une grosse clefs dans le trou voisinant la trappe. Quelques secondes d'acharnement plus tard il en sortit un haut et un lame. Il confia le vêtement à Lord et fit glisser le poignard sur sa main. Un filet de sang s'échappa de la petite entaille qui s'était formé sous la lame.
    — Il tranche le bois comme du beurre, prévint-il en le lui tendant, le manche pointé vers elle.
    Lord l'attrapa avec précaution et s'entailla le doigt. La lame rentra dans sa peau avec autant d'aise qu'elle s'agitait dans l'air.
    — Pourquoi tu me donnes ça ? interrogea-t-elle l'air méfiant et la tête inclinée vers le bas.
    — Mais pour que tu ne te fasses pas bouffer !
    Kubs s'exclama avec autant de bonne volonté qu'elle se résigna à y croire. Il avait sans doute compris qu'elle se méfiait de tout le monde, et elle voyait en lui quelqu'un de moins sauvage que lorsqu'il avait pointé son bâton sur elle, le menton en avant et les canines prêtes à déchiqueter, à l'entrée du campement. Son regard s'arrêta sur le sang qui sortait de son index, elle le pressa contre ses dents de devant et passa la langue sur la petite plaie. Le sang se mêla avec la saleté et revint donner un goût métallique a la langue de Lord. Elle frotta son ongle endolori sur le revers du cuir qui lui formait un pantalon et demanda la permission d'aller enfiler le haut qu'il venait de lui confier :
    — Je... (Elle désigna le derrière d'une des paillotes qui semblait pouvoir la cacher des regards indiscrets) peux aller me changer.
    Il eut un rictus.
    — Ça te gênait moins avec le guérisseur hein ! vas-y.
    Lord referma les bords en paille sur elle et entreprit de retirer les bandes de cuir qui lui enserrait la poitrine. Le sable frottait douloureusement contre sa peau, prodiguant une douleur parasite. Enfin elle enfila le haut en tissu par dessus lequel elle attacha à nouveau le cuir. Elle se sentait plus à l'aise, et cela ne lui manquerait pas d'être utile à l'extérieur. D'un revers de main, elle chassa les perles de boues qui s'étaient réfugiés entre ses cheveux : ceux-ci étaient emmêlées et formaient de parts et d'autres des pelotes impossible à défaire. Elle utilisa sa lame pour couper quelques bouts de ceinture suspendus et inutiles qu'elle utilisa pour attacher ses cheveux. Elle les ramena au dessus de sa tête avec difficulté, libérant sa nuque et son échine. Elle coupa les mèches emmêlées avec son couteau et entoura d'élastique la queue de cheval qu'elle avait formé. Elle grimaça en essayant d'imaginer son apparence et se dégagea de la paille. Elle coinça le cuir restant dans la manche courte découpée au niveau de son épaule.
Kubs la regarda se diriger vers lui à nouveau et grimaça.
— C'est mieux comme ça.

Lord BethinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant