Chapitre 3

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Lord

    Le vent avait soufflé toute la nuit, tapant sur la paille des huttes et décollant la boue qui trainaient encore dans leurs filaments. Lord gémit lorsque la porte de sa hutte s'ouvrit avec fracas laissant apparaître le Chasseur qui était responsable d'elle.
    — Salut Kubs, lâcha-t-elle depuis sa couchette, s'enfonçant dans les draps sales.
    Le sol en dessous d'elle avait aggravé ses blessures dans le dos, formant des bosses incompréhensibles au sol. Se retourner sans cesse n'avait rien arrangé. En tentant vainement de se lever, elle fut éblouie par le jour qui filtrait derrière Kubs, elle plaça sa main en visière et attrapa sa gourde. Elle prit une généreuse gorgée avant de poser un coude à terre, dans la boue qui servait de sol à la hutte.
    — Lève-toi, intima-t-il. Le soleil est déjà levé depuis un bon bout de temps.
    Il fit grincer ses canines du haut contre celle du bas et frappa la porte avec force. Lord prit appui sur le sol et se leva, puis elle glissa sa gourde dans sa ceinture. Le haut lui collait à la peau et le cuir sur ses jambes était plus que désagréable. Elle poussa un grognement quand un Homme entra dans la hutte et l'attrapa par la nuque avant de la traîner dehors, sous le regard ferme de Kubs. L'Homme la lâcha derrière les rochers et elle leva la tête pour le reconnaître.
    — Toi ! Qu'est-ce que tu fais là ? cracha-t-elle en reconnaissant Rowan.
    — J'ai du désinfectant. T'as bien dormi ? ironisa-t-il.
    Lord se redressa, voulant lui signifier qu'elle avait passé la pire nuit de sa vie et qu'elle avait une envie folle de passer ses nerfs sur lui mais c'était faux. Elle préférait de loin la paillasse sale où elle avait dormi que les lits stérilisés du Labo, auxquels elle était attaché par des chaînes dont les marques étaient encore douloureuses.
    — Bon, tu te bouges ? fit Rowan.
    Elle le suivit jusqu'à l'enclos des paillotes qui était cette fois rempli. Kubs fit glisser le loquet de la porte entre ses doigts et ils rentrèrent à l'intérieur. Lord dévisagea un moment les regards hostiles et curieux qui la détaillait, la déduisaient et la transperçait. Puis ils s'arrêtèrent à une paillote déjà utilisée par un homme et une femme qui taillaient un morceau de bois.
— Liam, Alix, les interpella le Chasseur avant de désigner Lord du doigt. Voilà Lord Bethin, appelez la comme vous voulez, c'est une nouvelle recrue. Elle ira dans le même Cam que vous, compris ?
Ils opinèrent de la tête et les yeux fatigués de Liam évaluèrent Lord avec une grimace. Quand aux demi-lunes de Alix, ils fixèrent celle-ci avec un dégoût profond. Elle ne flancha pas et se tourna vers Rowan, qui avait l'air soudainement plus accueillant.
— Le désinfectant.
— Oh ! princesse veut qu'on la serve, cracha-t-il. Demande à tes coéquipiers.
Il lui mit entre le mains une écorce remplie de gel enveloppée dans un tissu et eut un regard dédaigneux pour Liam et Alix. Lord entendit des chuchotements, puis Rowan fit un signe de tête au Chasseur qui eut un reniflement avant de lâcher le bord de la paillote et faire demi-tour. Elle se retourna pour regarder d'un air dépité ses compagnons. Voilà un couple. Ils forment le bonheur et le succès du programme Pur, chuchota le théoricien de la Colle à son oreille.
— Bon ! tu te bouges ? demanda Liam.
Lord sortit son couteau et hocha la tête. Elle rangea le désinfectant dans sa sacoche qu'elle avait reçu au préalable puis leur emboîta le pas jusqu'au derrière de la grande paillote. Une douzaine de pickups étaient garés, dont les moteurs soulevaient d'importants nuages de poussières. La boue recouvrait la plupart des véhicules. Ils se dirigèrent vers l'un d'eux et Alix se retourna pour expliquer à Lord :
— C'est notre Cam, on monte dedans pour aller en exploration. Tu sais conduire ?
Lord secoua la tête :
— Non, mais j'ai des bons yeux.
La femme eu un rire malsain avant de désigner l'arrière du pickup d'un mouvement de l'épaule.
— Tu monteras dessus alors. Et tu regarde pour voir s'il n'y a rien à l'horizon (Elle ricana à nouveau) et range ton poignard, t'en aura pas besoin sauf si on croise un Mutant.
Elle tiqua, et grimpa à l'avant du pickup, prenant ainsi la place conducteur. Liam prit l'autre siège en rechargeant un pistolet. Il eut un sourire vainqueur.
    — J'ai le flingue aujourd'hui ma jolie ! allez démarre (Il se retourna et cria fortement à Lord) monte !
    Celle-ci décolla son pied gauche du sol et s'agrippa au camion. Son autre jambe tremblait dangereusement, et Alix appuya sur l'embrayage. Sa main revint se poser sur la boîte de vitesse et elle tira vers elle le levier. Le second pied de Lord se souvint et vient s'appuyer sur le bord du pickup. Il démarra enfin en soulevant la boue qui vint retomber sur l'arrière de l'enclos. Derrière celui-ci se trouvait un espace ouvert délimité par des troncs séchés et qui contournait agilement les huttes. La Cam prit la voie et dépassa rapidement le campement. L'étendue de sable sec qui s'étalait devant eux ramena Lord à la soif et l'instinct primitif qui l'avait saisi dans le désert. Sa main se crispa sur le pickup et elle enjamba le bord pour atterrir dans la caisse. Le vent fouetta durement ses tympans, et elle essuya d'un revers de main les larmes que l'air arrachait à ses yeux en les séchant de toute eau.
    Lord s'allongea au fond de la caisse et se couvrit les yeux pour les protéger du soleil. Sa peau pelait sur son poignet et elle arracha les lambeaux de peau séchées qui restaient de ses coups de soleil avec les dents. La chair avait un goût âcre et sec. Il forma un pâte dans sa bouche qu'elle recracha.
    Quatre sacs s'entassaient à l'arrière du pickup. Lord les ouvrit et y plongea la main pour en ressortir quelques serviettes qui entouraient des paquets. Elle défit l'emballage du premier et en coinça le coin entre ses dents. Le paquet contenait quelques maigres carottes étalées dans de la mayonnaise jaunâtre. Elle se redressa au claquement de langue agacé de Liam qui l'apostropha :
— Range-ça où je te fais avaler mon canif.
— Ouais, grommela-t-elle en remettant la ration de nourriture dans le sac.
Voilà des carottes, voilà de la mayonnaise, voilà des œufs, voilà des tomates, continuait sans interruption le théoricien. La salle de la Colle affichait toujours l'image de la mayonnaise, et le théoricien répétait encore et encore : voilà des œufs, voilà des œufs tentant vainement de faire avancer la diapositive.
    Les grands yeux de Lord ne cessaient de s'orienter sur des grands huits interminables, cherchant la moindre bosse sur le désert lisse. De temps en temps le pickup se soulevait en passant sur un cailloux mais elle s'attendait à voir beaucoup plus. Son attente fut comblée lorsqu'elle aperçut un dôme en acier qui trônait au loin. Un arbre plantait au dessus, et elle signala :
    — Je vois quelque-chose à gauche !
    Le bras de Liam sortit par l'arrière de la case des sièges et tendit une boussole rouillée.
    — Quarante-cinq degrés nord, a l'est ! reprit-elle.
    Alix tourna le volant et le moteur crachota. Le camion s'enfonça dans le sable avant de redémarrer vers la gauche. La course se continua jusqu'au dôme qui grandissait de plus en plus à vue d'œil. Il prit rapidement la forme d'un bunker écrasé par l'arbre immense qui le dominait : ses racines s'enfonçaient profondément dans la carcasse de métal, cloquant la surface de partout.
    — On descend, intima la femme en arrêtant le pickup à quelques mètres de la carapace d'acier.
    Lors opina de la tête et sauta de la caisse. Elle s'approcha du bunker et chercha l'ouverture. Elle apparut entre deux racines, un trou béant. Alix se baissa et gratta le sable en bas des pieds du dôme.
    — Des fondations en pierre, conclut-elle. C'est un bunker, on a de la chance.
    L'intérieur était transpercé par les racines et présentait simplement une cuisine. Lord ouvrit le réfrigérateur, découvrant quelques fruits pourris, du yaourt et de la salade. La plupart des autres aliments étaient impossibles à reconnaître, noircis et cabossés par le temps qu'ils avaient passés à l'intérieur du système de refroidissement.
    — Des fruits, du yaourt, de la salade... annonça-t-elle.
Alix sortit un briquet et des allumettes d'un placard. Quand à Liam, il se plaçait au sol en fermant un œil, et tirait sur les racines sous le plafond. Celles-ci se fendirent en deux, et un jus doré sortit de la fente.
    — De la sève, reconnut Lord. Le sang des arbres.
Voici la sève, rare, elle coule dans les veines de l'arbre et contient tout ce dont a besoin un être vivant pour vivre, précisait le théoricien.
    — On va voir ça (L'Homme se baissa et trempa son doigt dans la substance, puis il le porta à sa bouche. Il grimaça). C'est du sucre en liquide, conclut-il.
    Sa compagne posa une écorce recourbée sur les bords et tapa sur les racines tranchées. Les quelques gouttes encore contenues dedans tombèrent dans le bol. Liam fendit à nouveau quelques branches et elle put remplir l'écorce.
    — On en a assez, décréta-t-elle. On fait demi-tour.
    — Attends ! la stoppa Liam.
    Il se dirigea vers la porte du bunker. Un bruit sourd parvint jusqu'aux oreilles de Lord, faisant vibrer ses tympans. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles douloureuses. Alix rangea rapidement la sève dans son sac à dos et s'adossa à la vieille cuisinière. La plaque de cuisson s'alluma lorsqu'elle frôla les boutons, et le bruit se mua en un rugissement. Liam fit trois pas en avant, le pistolet en face de lui, chargé et prêt à tirer.
    La première attaque extérieure enfonça l'arrière du bunker, brisant le mur en acier.
    — Ne restez pas la ! On va se faire écraser ! hurla Liam en se jetant en dehors de la carapace de métal.
    Les deux autres suivirent et le bunker se replia derrière eux. Lord vit ce qu'on lui avait décrit mot pour mot, depuis sa naissance dans la Région et que Kubs avait qualifié de Mutant : des Hommes dégénérés. Une masse noire surmontée d'un crâne à moitié brisé et d'un cerveau qui transparaissait sous une gelée au sommet de sa tête. Des pattes crochues sortaient, six au total. La seule forme humaine que le Mutant possédait était les deux jambes pesantes qui donnaient l'équilibre à l'horrible bête. Ses dents cisaillaient l'air et les yeux qu'ils cachait sous les poils monstrueux étaient fous.
    La saleté s'était accumulée dans ses poils, et une odeur nauséabonde de chair humaine et de sang s'échappait de la carapace du Mutant.
    — Il est trop gros, vociféra Liam en tirant sur la bête les dents serrées et une détermination meurtrière dans les yeux. Monte dans le camion ! ordonna-t-il a l'attention de Lord.
    Elle obtempéra et grimpa à côté de Alix qui avait déjà pris place. Les petits yeux de la femme voltigèrent sur le tableau de commande avant de décrocher le talkie-walkie. Après avoir lutté avec les commandes, elle appuya durement sur le dos de celui-ci avant de s'écrier la bouche collée à l'appareil :
    — Un Mutant, un mutant ! (Ses yeux glissèrent à nouveau sur le tableau avant qu'elle dégaine un plan presque vide). Nord-est, quarante-six kilomètres.
    Lord la regarda d'un œil hagard.
    — Les Traqueurs arrivent. En attendant on fait notre boulot, expliqua Alix.
    Elle hocha la tête et la suivit à nouveau hors du camion. La bête attrapa Liam à la volée et le rabattit au sol, provoquant les hurlements déchaînés de l'Homme. La main arrière du Mutant le déséquilibra et Liam put se redresser. Alix lui arracha le pistolet avant prendre sa relève, décochant trois balles successives qui allèrent se loger dans son appareil digestif.
    Tétanisée, Lord rejoint le pickup et appuya sur l'embrayage. Sa main vola sur le levier de vitesse et le véhicule démarra en marche arrière. Ses coéquipiers s'écartèrent alors qu'elle percuta de plein fouet le Mutant.
    — Merde ! s'écria-t-elle avant que le noir de la mort l'atteigne dans sa course folle.

Lord BethinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant