Chapitre 4

6 5 0
                                    

Lord

    Lundi matin,
    L'empereur, sa femme et le p'tit prince
    Sont venus chez moi pour me
serrer la pince.
    Comme j'étais parti,
    Le p'tit prince a dit :
    Puisque c'est ainsi nous reviendrons mardi.
  Mardi matin...
    Lord sortit de son rêve avec difficulté, sentant la douleur pénétrer son organisme. Ses cils s'étaient collés à la paupière inférieur et elle sentait la sécheresse sur sa muqueuse. Sa langue était boursouflée et le mal la tiraillait de partout. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, le plafond aux tapis lui frappa le regard, mélangeant rouges et jaunes ternes, floués par la surface peu humide de ses yeux.
    Elle lâcha un râle avant de s'agiter, et le visage de Rowan s'afficha devant le sien. Si elle voulait se relever, son dos lui faisait atrocement mal et elle se rendit compte de l'effroyable inclinaison de son bras gauche, replié sous elle. Plus une seule sensation ne se faisait ressentir en dessous de son épaule. S'appuyant sur le matelas sur lequel elle était allongée, Lord se redressa. Son cœur se mit à battre et sa respiration s'accéléra lorsqu'elle tenta de bouger son bras coincé : son articulation ne bougeait plus.
    — Respire, respire, fit doucement Rowan pour calmer sa peur. Ça va aller.
    — Qu'est-ce qu'il s'est passé, s'inquiéta-t-elle dans un souffle. Qu'es-ce que j'ai ?
    Rowan secoua la tête et Lord se rallongea. Il prit la substance gluante du désinfectant et l'étala sur ses paumes puis il l'appliqua sur la côte de Lord, avec un sérieux professionnel. Celle-ci gémit, se rappelant, se répétant sans cesse ce qu'on lui avait dit à la Colle : Voilà la douleur, voilà le mal, et encore : voilà la douleur, voilà le mal. Voilà la douleur voilà le mal ! Il relâcha finalement sa cote qu'elle présumait cassé ou au moins fêlée. C'était la première fois qu'une douleur aussi intense la parcourait.
— T'as failli mourir, pesta-t-il en sortant un bandage de cuir. Tu es parti avec Liam et Alix en exploration et vous avez rencontré un Mutant, d'après ce qu'on m'a dit. C'est tout, je n'ai pas cherché à en savoir plus. Ah ! (Il se tapa le front) et aussi, tu as sauvé les deux autres.
Lord constata que malgré ses blessures, Rowan gardait toujours la même distance froide avec elle. Il évoquait le fait qu'elle ai sauvé des vies comme un événement sans importance. Il sauve des vies tous les jours, songea-t-elle en réprimant un nouveau spasme de douleur. Elle serra les dents lorsqu'il enroula le cuir autour de son buste, ramenant son bras gauche sur le côté. Le bandage frottait sur la peau nue où son haut avait été arraché par les morceaux du pickup. Quand à la pommade, elle lui prodiguait une sensation collante et désagréable sur tout le corps.
Rowan appuya sur son bras et elle frémit à nouveau. Son membre semblait lui revenir mais elle ne sentait que la pression du guérisseur.
— On a des miroirs, si tu veux te voir, ajouta-t-il.
Elle opina de la tête, provoquant à nouveau une douleur au creux de sa nuque. Il sortit d'une des trappes un long morceau de verre réfléchissant taillé en ovale et lui tendit.
— Merci.
Le regard de Lord s'arrêta sur ses lèvres pelées. Une fente partait du creux de sa lèvre du bas, à gauche, et traçait une ligne tordue jusqu'à quelques millimètres en dessous de sa narine. Une croûte s'était formée sur les bords et stoppait le pus jaunâtre qui tentait de s'échapper. Son œil droit était violacé, et l'arcade sourcilière violemment entaillée, rasant une partie de son sourcil.
Elle releva une mèche châtain, son nez semblait encore droit, et les contusions qui apparaissaient sur ses pommettes et en dessous de sa mâchoire à gauche semblaient mineures.
— Tu n'es pas trop endommagée, si l'on ne compte pas ton bras et ton dos, conclut Rowan en passant derrière elle.
Lord lui adressa un coup d'œil sec.
— Pour ton bras, poursuivit-il, tu vas finir par reprendre tes facultés physiques, mais tenir un flingue avec ce bras est une autre affaire. Tu es gauchère ?
— J'utilise les deux mains.
— Tu n'utiliseras plus que la droite maintenant, décida-t-il.
Elle hocha à nouveau la tête, se redressa et posa un pied nu au sol.
— Je n'ai pas de chaussures, avança-t-elle.
Rowan lui tendit une paire de sandales, les mêmes qu'elle avait portées avant de se réveiller dans sa hutte, blessée. Lord les attacha avant de se relever. Elle s'appuya sur les tapis de la hutte avant de retomber au sol avec un gémissement de douleur. Rowan se précipita à côté d'elle et la retourna sur le dos.
— Tu vas bien ?
— Mal, cracha-t-elle péniblement.
Le regard du guérisseur détailla Lord. Il se releva lui en indiquant fermement de l'attendre, et sortit de la hutte. Elle reprit son souffle avec peine et tenta de faire abstraction de la douleur qui la démangeait. Un flou gaussien prenait la place dans son crâne et la scène où elle avait projeté non seulement la voiture mais elle même sur le Mutant se constituait en vagues souvenirs dans sa mémoire. Tout d'abord, venait le bunker, un dôme d'acier qui était apparu subitement.
Lord se rappelait seulement d'y avoir pénétré et ensuite de s'être fait attaquer, après avoir subi les réprimandes de Liam et Alix. Ceux-ci ne l'aimait pas, et elle avait subi leur rabâchage. Le monstre qui occupait réellement toutes ses pensées n'avait plus de corps, elle l'avait oublié. La seule sensation qu'elle se rappelait réellement était la peur qui lui tordait encore l'estomac. L'instinct l'avait poussé à se projeter sur la bête à l'aide du pickup.
Ses yeux séchés se reposèrent à nouveau sur le plafond. Lord détailla chaque défaut propre à chaque brindille de paille. Quelques larmes perlèrent sur ses cils, et son regard s'humidifia enfin. Elle cligna des yeux et le flou revint agiter ses paupières. Son ventre vint manifester sa faim dans un gargouillement inaudible. L'esprit de Lord voyageait déjà dans la semaine passée au Labo des Purificateurs. Sa position anormale lui rappelait les chaînes mortifiantes qui l'avait blessée non seulement physiquement mais au plus profond de son être. La douleur qui venait pour la première fois, et la torture d'être différente des autres. C'était l'une des deux seuls qui avaient acceptés le marché d'Odun, capable de les faire sortir hors de la Frontière.
    Vingt ans plus tôt, elle avait eu la fausse chance de naître dans la Région, et dix-neuf ans plus tard, l'Anomalie avait coloré ses yeux d'un jaspe rouillé, supprimant le bleu toujours souhaité par les parents. Lord se rappelait encore pourquoi son regard s'était durci, et avait été conforme à la couleur de ses yeux : ses propres parents l'avaient dénoncé.
    Pour la première fois depuis un mois, elle laissa libre cour à ses larmes qui glissèrent sur ses joues pour se muer en un cri de désespoir. Rowan franchit à nouveau la porte de la hutte.
    — Lord ? s'étonna-t-il.
    Il la redressa et découvrit son visage couvert de larmes.
    — Je... sanglota-t-elle en s'agrippant à lui. Je n'en peux plus...
Sa voix se brisa avant la fin de sa phrase et elle renforça sa pression sur Rowan. Son bras droit encore fonctionnel entoura son dos et il lui rendit son étreinte pour la réconforter en murmurant :
    — Chut... chut... Ça va aller, chut...
    Lord voulait croire en les paroles qu'il prononçait, ne pas renoncer alors qu'elle venait de commencer une nouvelle histoire. Après avoir trempé le tissu dont celui-ci était vêtu, elle se dégagea et essuya ses larmes dans un reniflement, mélangeant la substance qui coulait de son nez avec grâce et l'eau salée qui sortait de ses yeux.
    Rowan se releva puis l'aida a faire de même. Il ramassa ce pour quoi il était sorti : une branche droite et large, qui devait faire office de béquille. Lord l'attrapa avec peine et fit un premier pas, les jambes tremblantes. Elle réussit à sortir de la hutte et adressa un hochement de tête reconnaissant au guérisseur, qui retrouva aussitôt son visage sarcastique et froid. Néanmoins, une lueur d'inquiétude s'agitait dans son regard, de peur qu'elle ne s'étale au sol et recommence à pleurer comme un bébé.
    La nuit pesait lourdement sur le campement, presque sans étoiles malgré un ciel dégagé. Les résidents qui trainaient les pieds sur le sentier tracé trébuchaient et agitaient des lanternes à la flamme trop faible. Kubs vint presque aussitôt à la rencontre de Lord, comme s'il l'avait attendue.
    — Lord ! s'exclama-t-il dévoila son sourire carnassier de Chasseur.
    L'Homme aux dents noires le précédait, brandissant une fourche et faisant grincer l'articulation qui soutenait sa lanterne. Elle réalisa que son bras droit était entièrement constitué en acier, partant d'un moignon à quelques centimètres en dessous de l'épaule, jusqu'à une main déréglée mais utilisable.
    — Bientôt tu seras pareil, ricana celui-ci, l'œil sali par du charbon tout autour de sa paupière.
— Alors ? demanda Kubs.
— Mon bras, mon dos, et tu vois à mon visage.
Il ne releva pas, et fit grincer ses dents découvrant à nouveau ses canines. Lord chassa le sable de ses cheveux et fit craquer ses articulations du dos.
— On va bouffer, ramène-toi, cracha le second Chasseur.
Lord hocha la tête et leur emboîta le pas. Ses pieds fatigués butaient dans le sable, soulevant de petits nuages qui venaient se déposer quelques centimètres plus loin, et dans lesquels elle butait de nouveau. Son corps lui semblait de plus en plus lourd et c'est avec soulagement qu'elle découvrit derrière les huttes un feu joyeux et bruyant.
    — V'là le Feu. On fait ça une fois par mois, expliqua Kubs. Le campement se réunit et on mange de la viande. C'est toujours mieux que des insectes.
    Elle prit place sur un rondin, à côté d'une petite ronde aux cheveux roux tempétueux. Kubs s'assit de l'autre côté, et sa voisine de rondin s'empressa d'engager la conversation, une lueur espiègle dans les yeux que Lord n'avait pas vu depuis trop longtemps.
    — Oh oh ! Kubs. Et qui est la brunette à la tresse ?
    La petite voix fluette sembla réveiller le Chasseur qui renifla avant de répondre :
    — C'est Lord, un Explorateur. T'as plein de choses à apprendre d'elle, elle a sauvé des vies, fit-il avec sarcasme.
    La rousse ne releva pas et la détailla sans gêne. Son regard passa de ses pieds maigres et rougis par le soleil au galbe de ses seins, puis à son visage entaillé par le pickup et le Mutant. La même sensation d'être transpercée et dénudée par les regards reprit Lord, provoquant un gargouillis sonore de son ventre.
    — T'es bien amochée, constata-t-elle simplement. T'as faim ?
    Elle acquiesça et la rousse se leva pour aller prendre deux brochettes qui rôtissaient sur le feu. Revenant, elle en tendit une à Lord et croqua dans la sienne.
     — Et moi ? maugréa Kubs.
Elle l'ignora et se tourna, recoiffant les frisottis rouges qui tombaient en pelotes sur son front.
— Je suis Tanya, se présenta-t-elle à Lord.
Celle-ci hocha la tête et entama sa viande avec faim. Manger à nouveau lui redonnait de l'espoir, et la sauce âcre de la brochette ne faisait que la ramener là où elle était, les pieds dans le sable rouge devenu violacé la nuit, et dans une terre immense et éloignée. Sale, rêche, où le moindre rayon de soleil brûlait la peau.
Voilà la saleté, voilà la propreté. Les dents de Tanya était elles aussi colorées par les aliments qu'elle avait mangé, et lorsqu'elle sourit doucement à Lord, la saleté du monde où elle se trouvait lui frappa les yeux. Son regard se posa à nouveau sur la viande puis elle se leva en fouillant le noir de la nuit d'un simple coup d'œil. Il s'arrêta sur le visage fatigué de Rowan, quelques mètres plus loin, et elle se dirigea vers lui. Le guérisseur releva la tête et planta ses yeux dans les siens, une expression désagréable sur le visage. Malgré la réticence, elle élucta, doutant de la réponse :
— T'as une brosse à dents ?

Lord BethinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant