Chapitre 5

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Rowan

    Rowan se redressa, le regard alerte. Lord n'avait pas cessé de se retourner dans son sommeil, et il devait la surveiller, en prévention de toute blessure qu'elle pourrait se faire durant son sommeil. Son corps entier dégageait une odeur moisie due à la pommade qu'il lui avait appliqué sur tout le corps.
La jeune femme lui avait provoqué une sensation étrange et désagréable des qu'elle avait franchi le seuil de sa hutte. Tout son être tremblait et inspirait la méfiance à quiconque aurait eu un peu de jugeote. Son impression s'était confirmée lorsqu'il avait repéré les yeux rouillés de celle-ci. Sur un autre, il se serait posé quelques questions. Mais dans les relents d'appréhension qu'il ressentait pour l'intruse, il avait du mal à dissimuler la colère naturelle qui lui venait, à cause de ses origines.
— Tu penses qu'on peut faire des bébés ? crachota-t-il avec sarcasme à Lord endormie.
Il enfonça ses pieds dans la boue repensant aux lourdes larmes qui s'étaient échappées de ses yeux lorsqu'elle avait fait une crise. L'impression doucereuse d'avoir un insecte collé aux pattes lui nuisait plus qu'autre chose. Elle veut du désinfectant, elle veux une brosse à dents, elle nous prends pour ses esclaves et elle se sent heureuse de sauver une vie au prix d'un bras, pensa-t-il avec mépris. D'autant plus que lorsqu'il avait quitté avec réticence son rondin lors du Feu, Mart n'avait pas oublié de lui glisser, sarcastique :
— Un homme mystérieux et une femme à moitié nue dans une hutte, seuls la nuit. Pour une brosse à dent ? J'ai lu ça dans un vieux bouquin à Kubs. Je ne croyais pas qu'il lisait ce genre de trucs à quarante piges. Et je croyais qu'il avait passé l'âge de s'envoyer en l'air ! Tu devrais y aller.
Rowan l'avait poussé d'un coup sec et avait empoigné Lord pour la conduire jusqu'à sa hutte. Il n'avait pas plus le choix que de soigner tous les patients qu'on lui refourgait. Il énuméra une à une les différences qui les séparaient. Jamais il n'aurait jamais sacrifié un bras, surtout pour des vieux tas d'os comme Liam et Alix, qui n'auraient jamais fait de même.
Ses ongles s'enfoncèrent dans la paume de sa main, creusant plus profondément les cicatrices en demi-lunes qu'il avait sur la paume de sa main, creusées par la répression de tous ses sentiments négatifs, coléreux, et meurtriers. Pour la première fois il souhaitait que l'un de ses patients ne meurt pas, par simple plaisir de l'enfoncer. Il avait pleinement conscience que Lord avait remarqué son hostilité, ce qui ne l'empêchait pas de lui casser les pieds.
Un petit filet de sang s'échappa sous son ongle, et Rowan relâcha la pression. Il se leva et vint observer le visage de Lord. Ses blessures faciales la grisait, brisant la beauté première et résistante qu'elle devait tenir de son rang de Pur. Ses paupières qui couvraient ses yeux rouillés paraissaient translucides et tremblaient légèrement. Elle dormait la bouche ouverte, laissant apparaître ses dents blanches comme des perles, bientôt tachées et noircies par la crasse. Elle avait vomi trois fois en s'appliquant de la liqueur forte sur les dents, puis avait jonglé avec une bouteille qu'elle avait presque aussitôt vidée.
    D'une certaine manière, Rowan ne pouvait pas s'empêcher d'admirer l'esprit combatif de Lord, qui venait de loin, très loin, d'après ce qu'elle avait murmuré avant de tomber de fatigue sur son drap trempé dans la boue. Mais lui savait d'où elle venait, les membres blessés et l'âme torturée. Les blessures sur ses chevilles ne l'avait pas trompée, elle avait subi quelque chose de similaire à ce que ses parents avaient vécu.
    Lord s'agita dans son sommeil et appela un invisible personnage de ses rêves. Ses yeux s'ouvrirent avec quiétude, ses traits tirés et le regard affolé. Elle se redressa en criant.
   — Rowan ! Qu'es-ce, qu'est-ce que tu fais là ? Pourquoi es-ce que je suis de retour là-bas ? prononça-t-elle effarée, ses yeux regardant un contour droit, invisible sur la paille éméchée et durcie de la hutte.
Son regard s'agrandit à nouveau lorsqu'il tenta d'esquiver un mouvement.
— Ne bouges surtout pas ! ordonna-t-elle, le visage soudain fermé.
Puis les émotions passèrent sur son visage jusqu'à la joie, puis la tristesse, et enfin le désespoir. Elle sembla oublier la présence de Rowan et fixa un point derrière lui.
— Maman ? Papa ?
Le dégoût s'afficha sur le visage de Lord, et elle tomba sur le dos, comme si elle avait vu un des ces fantômes morts qui vous hantent et vous rappellent sans cesse une culpabilité durant toute votre misérable vie. Son corps se mit à trembler et les larmes à couler. Elle ferma les yeux et inspira profondément avant de crier, le regard perdu dans un brouillard de sable, lointain et béant comme une abysse :
— Pourquoi ? Pourquoi ? Des Hommes me menacent, ils ont des couteaux, les dents noires. On me déteste déjà, et je m'accroche à la vie. Je m'accroche comme vous auriez dû le faire à moi.
Rowan entendit presque la voix rocailleuse dans l'imagination de Lord.
— Lord... commençait-elle en chevrotant, ailleurs.
— Non ! Non ! se débattit-t-elle.
Le guérisseur se décida à intervenir.
— Lord.
Il l'attrapa violemment par l'échine et la redressa.
— Mais qu'est-ce que tu fous ?
La brume opaque devant les yeux de Lord se dissipa montrant le visage hautain de Rowan, sourcils froncés. Ses traits s'étaient durcis et la jeune femme recula tremblante. Sa main se crispa dans la boue et elle se mordit violemment la lèvre, prête à contre-attaquer. L'hostilité pointait dans son regard et elle n'oublia pas de s'écrier :
— Vas-t'en. Tu n'as rien à faire ici.
Rowan se releva et eu un reniflement dédaigneux avant de sortir avec force de la hutte de Lord, en claquant la porte. En s'éloignant, il entendit les pleurs qui reprenaient. Il s'écorcha le dos en passant entre les rochers et tapa violemment du pied sur celui de gauche. Son ongle se décolla et il grogna de douleur en repartant vers sa propre hutte, traînant son pied blessé derrière lui, cherchant son chemin dans l'obscurité de la nuit.
Une main l'arrêta avec poigne, broyant son avant-bras. Rowan reconnut Kubs qui d'un signe de tête l'invita dans sa hutte. Il lui emboîtant le pas, calant ses pas boiteux sur ceux du Chasseur au regard perçant. Son air carnivore était renforcé dans la nuit, et Rowan craint un instant qu'il lui bondisse dessus pour le mettre en charpie avant de le dévorer. La nuque de Kubs était rasée, laissant une ligne maigre brune à l'horizontale délimiter son crâne.
La hutte de Kubs était éclairée par deux lanternes à la bougie presque entièrement consumée et qui firent briller le front sale de celui-ci lorsqu'il poussa la porte.
— Entre, j'vais te tailler un peu, intima-t-il, laissant apparaître derrière lui une chaise bancale.
— En plein milieu de la nuit ? rétorqua Rowan, le regard douteux.
— Non. C'est à propos de la tigresse.
Le guérisseur tiqua.
— Qui ça ?
— Rentre, résuma Kubs, une lueur meurtrière dans le regard.
Il alla s'assoir sur la chaise qui menaçait de s'écrouler, puis regarda d'un œil épuisé le Chasseur refermer la porte. Celui-ci ouvrit une trappe et en sortit un de ses couteaux avant de revenir vers lui. Il passa derrière Rowan avant de l'attraper par le sommet du crâne et le passer sous sa gorge. Le guérisseur déglutit.
— Lord Bethin. Je ne suis pas con, t'as des infos sur elle. Vous avez la même couleur d'yeux, le même pif à vous fourrer dans la merde.
Rowan déglutit à nouveau et le couteau remontant sur sa gorge, cueillant les quelques poils de la barbe de trois jours qui commençait à repousser.
— Elle vient d'ailleurs et Nolan m'assure que c'est de chez ces enfoirés de la Région.
Rowan ricana.
— Tu ne vas pas m'écorcher quand même. Tu as besoin de moi, argumenta-t-il.
Le couteau s'enfonça et coupa net la barbe naissante en dessous de son menton.
— C'est une espionne ? continua Kubs en renforçant la pression. Faut dire qu'elle est déjà plus agréable que toi.
— Tanya sera pas contente si tu me plantes, chuchota Rowan en déglutissant une dernière fois.
Le Chasseur fit de lui tailler la barbe et rit jaune.
— Je sais que tes parents venaient de là-bas, enflure. Et elle aussi, seulement j'ai besoin de toi pour m'assurer qu'ils n'ont pas eu enfin les tripes d'envoyer un de leurs Purs en dehors des barrières. On prépare quelque chose, et c'est la dernière chose que ces abrutis on besoin de savoir.
Rowan reprit son souffle avant d'adresser un regard entendu à Kubs. Celui-ci eut un sourire carnassier avant de s'attaquer aux cheveux de celui-ci avec hargne.
— T'es un bel Homme, Rowan. Ce serai bien si tu pouvais amadouer la tigresse. Tu la vois bien, elle est méfiante.
Le guérisseur partit dans un éclat de rire malveillant.
— C'est quoi la tigresse ? Elle est complètement barrée et ça fait deux fois qu'elle trempe mes habits avec ses larmes. Lord est montée comme les gamines de onze ans d'ici, je ne m'enverrai pas en l'air avec quelqu'un comme elle.
— Tu le feras avec Tanya, soutint Kubs.
Les mèches noires et bouclées tombaient sur le sol au rythme de la descente progressive de l'humeur de Rowan. Il ne voulait faire de galipettes, surtout pas ces deux femmes qui ne lui inspiraient que de l'inconfort et de la méfiance.
— Il paraît que tu lis des bouquins de ce genre, grinça-t-il, stoppant la coupe incessante de ses cheveux qui ne partaient plus qu'en quelques légères bouclettes méchamment folles.
Kubs donna un coup de pied dans la chaise qui s'affaissa sous la force des bottes cuirassées qu'il portait. Rowan se retrouva au sol, en portant la main à son dos. Merde ! jura-t-il intérieurement avant de se redresser et repousser le bois tassé se mélangeant à la terre.
    — Dommage. J'avais préparé ça spécialement pour toi, cracha le Chasseur, provocateur.
    Rowan ne releva pas et s'approcha de la porte. L'aube commençait déjà à illuminer le sable rosé, multipliant les ombres creusées par les dunes. Il sortit sans faire de bruit et retourna à sa hutte. Les gestes fatigués, il s'examina dans un des verres réflecteurs et tira sur ses paupières. Ses yeux tombaient et sa barbe rasée laissait apparaître les coupures que Kubs avaient tracées dans sa peau.
Il appliqua ensuite de la pommade dessus, et vida un bouteille de rhum, le regard fixé sur la flamme vacillante de sa lanterne à côté de son lit. Il remit sa couchette en ordre : ses draps venaient d'être lavés. Pourtant, lorsqu'il s'y glissa et souffla sur la lampe qu'il avait posé, l'haleine remplie d'alcool, sa peau commença à le démanger atrocement. Il enfouit la tête sous son oreiller et les picotements remontèrent jusqu'à son cou et son visage. Se dégageant du lit, il remarqua que ses jambes avaient rougies. Il pesta :
    — Merde ! Qu'est-ce que c'est que cette...
    Il entendit des rires d'enfants à l'extérieur de sa hutte et il sortit, prêt à tuer. Sa vue était flouée par le rhum, et les rires redoublèrent, avant que les deux petites formes humaines s'éloignent en criant.
    — Ah ah ! Le vieux est tout rouge.
    Rowan tenta de leur courir après mais il trébucha à cause de son ongle déchiré. Son visage rentra dans le sable et les petits cailloux. Il ne voyait plus que des petits nuages de poussière cruels qui jouaient avec ses narines, ses yeux qui lui piquaient. Il ricana alors que sa vue partait au rythme du soulèvement de sa poitrine et ferma les yeux.
    Il ne vit ni ne sentit les bras qui l'empoignèrent avec force le traînèrent sur le sable, alors que le jour faisait sentir ses rayons sur sa peau, créant des cercles lumineux sur sa peau.
    — C'est l'heure du goûter... grinça une voix froide, qui fut la dernière chose qu'entendit Rowan, plié en deux, les bras tirés vers le haut par une force inconnue.

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⏰ Dernière mise à jour : Mar 18, 2018 ⏰

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