La Demeure

22 3 4
                                    


La voiture avançait malgré les dos d'ânes du sentier. Le trot des chevaux semblait lourd et pesant. Alors que la carriole passait à travers les champs de blé, pliant sous le vent automnal de cette mi-septembre, je regardais de nouveau la lettre du notaire disant que mes parents m'offraient en héritage, notre vieille maison de famille à Tourouvre, petit village de Normandie. Quittant les champs pour se diriger vers la forêt, le sentier rocailleux serpentait à travers les arbres dénudés de leurs feuilles. Quelques instants plus tard, j'aperçus le vieux manoir familial, datant du siècle dernier qui m'avait vu grandir. Je le voyais enfin. Sa masse sombre se dressait devant moi, noire et menaçante, les pins qui l'entouraient, montés tellement haut dans le ciel qu'ils ne laissaient passer que peu de lumière, plongeant ainsi le domaine dans la pénombre. Je descendis de la voiture et pris mes maigres bagages. La voiture redémarra brusquement, le cocher fit claquer son fouet et lança les chevaux au galop, comme si la peste les poursuivait. Guère rassuré, j'introduisis la clé dans la serrure de la grande porte d'ébène aux moulures quelque peu étranges : des démons étaient gravés dessus. Je poussai la porte et pénétrai dans le vestibule de la demeure. Les tableaux avaient été recouverts de draps blancs et les meubles entassés contre le mur, laissant un grand espace vide au milieu. Le fond de la pièce était plongé dans l'obscurité. Je sortis de ma poche un briquet et allumai le chandelier le plus proche. Un malaise m'envahit alors ; cette maison ne ressemblait en rien à celle de mes souvenirs, elle était si lugubre qu'on l'aurait dite hantée. Passant de pièce en pièce, j'allumai chaque lustre et commençai à nettoyer les pièces principales. Il y avait tellement de poussière qu'on aurait pu penser qu'elle était abandonnée depuis une décennie et non deux mois à peine, quand mes parents y habitaient encore, avant leur mort aussi mystérieuse que glaçante. On les avaient retrouvés morts devant la cheminée du salon, une expression de pur terreur sur le visage. Nulle blessure et nulle arme ne furent retrouvées. Je frissonnai en passant devant le lieu du drame et après une longue hésitation y entrai, bizarrement, la pièce était très propre, les meubles étaient placés tels que dans mes souvenirs. Durant le mois d'octobre, je réaménageai tranquillement le manoir, qui semblait déjà plus chaleureux. Un soir, je décidai de monter au grenier par curiosité. En effet, depuis plusieurs jours, en passant devant l'escalier du troisième étage, je me demandai sans cesse ce qu'abritait cet endroit. Je montai les vieux escaliers de bois grinçant à chacun de mes pas, ouvris la porte et entrai. Seul un imposant miroir en chêne massif y était entreposé. Trouvant qu'il manquait quelque chose dans le vestibule, je le descendis du grenier et l'accrochai dans l'entrée. Le résultat me plût assez bien, ceci apportait une touche plus lumineuse et moins effrayante. Ce ne fut que quelques jours après que mon malaise reprit. Depuis plusieurs jours les éléments naturels étaient déchaînés. La pluie battait avec puissance contre les carreaux et l'orage grondait dans le ciel noir : le manoir était plus sombre que jamais. De plus, la nuit, j'entendais des craquements semblables à des bruits de pas. Plus les jours passaient et moins je dormais car des cauchemars sanglants hantaient mes rêves ; je voyais des corps sans vie et entendais leurs cris d'épouvantes résonnaient dans ma tête inlassablement. J'essayai de me persuader que ce n'était que mon imagination.

Mais un soir, en faisant la vaisselle, je vis l'eau se changer en sang et des cris résonnèrent dans toute la demeure, pris de panique, j'attrapai un long couteau tranchant de cuisine et une chandelle allumée. Je me dirigeai vers la provenance des cris malgré moi, mes jambes ne m'obéissaient plus. C'était le salon ; pièce que j'évitai soigneusement dès que possible. En y pénétrant, ma découverte me glaça le sang ; des dizaines de personnes y étaient regroupés, empilés devant le feu flamboyant de la cheminée, baignant dans leur sang. La paralysie me prit, luttant contre elle, je fis de nombreux efforts pour parvenir au vestibule. D'un pas trébuchant, je me précipitai vers la porte. Le couteau s'échappa de mes mains et tomba avec fracas sur le sol de marbre. Je secouai la porte de toute mes forces, malgré cela, elle refusa de s'ouvrir. Une sorte d'appel me prit de court, je me retournai et vis mon reflet de dos, malgré mon épouvante, je m'approchai du grand miroir trouvé au grenier. La silhouette restait immobile, je touchai du bout des doigts la surface vitrée. Brusquement la silhouette se retourna, sortit du miroir et m'empoigna par le bras. Son visage me poussa au comble de la folie, je me mis à hurler de terreur. Il me regardait d'un air menaçant, son visage était le mien mais la moitié était celui d'un démon dépourvue de peau. Il me tira en arrière et je me retrouvai dans le miroir. Ma dernière vision fut celle de la grande porte d'entrée, ouverte, entourée d'une lumière blanche puis le noir envahit ma vue, me plongeant dans le néant pour l'éternité.

Trois siècles après cette tragique disparition, un acheteur acquit la vieille demeure. En la visitant avec l'agent immobilier, il eut le coup de cœur mais maintenant qu'il se tenait face au miroir, dans le vestibule, une impression de malaise le prit, il chassa cette idée et entreprit de la visiter de nouveau. Il avait la même impression de surprise que la première fois concernant les meubles impeccables, épargnés par les ravages du temps. Il décida de monter se coucher et entendis un bruit, sourd et si menaçant qu'on aurait dit un grognement.

Fin

La DemeureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant