Chapitre 2

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Malgré la fatigue et les élancements douloureux qui lui martelaient encore le crâne, Aurore ne parvenait toujours pas à s'endormir. Elle enviait le sommeil paisible de sa mère, allongée contre elle dans la platte menée par Ignacié. Pour sa part elle ne pouvait empêcher son esprit enfiévré de revenir en boucle sur la violente algarade qui l'avait opposée à son père.
Tout avait commencé le matin même alors qu'elle s'éveillait lentement d'une nuit qui, malgré sa chute de la veille, s'était révélée bien meilleure que prévue. Une douce chaleur procurée par l'âtre tout proche et la lourde couverture de fourrure qui la recouvrait l'incitaient à la somnolence. Les crampes quotidiennes de son estomac affamé, trompé par une soupe claire mais trempée de pain absorbée la veille au soir, lui laissaient un peu de répit.

Ce bien-être inhabituel la ramenait aux années merveilleuses de son enfance, et alors que des bruits de préparatif parvenaient à ses oreilles, elle se croyait transportée au temps béni de la prospérité, lorsqu'ils décidaient de partir en voyage pour rendre visite à l'un ou l'autre des membres de leur famille.
Elle aimait plus que tous les périples qui les amenaient à traverser la campagne d'Aunis. Elle y goutait tous le sel d'une existence un peu aventureuse ; les arrêts dans les fermes protestantes ou il n'était pas rare qu'elle dorme dans le foin, les cultes dits dans la chaleur souvent pesante de l'été, les arrivées pleines d'effusions dans les demeures campagnardes riches d'odeurs inconnues, de bruits curieux et de recoins cachés.

Là, plus qu'en ville ou la civilisation anémiait tout, il lui semblait vivre vraiment. Les saveurs y prenaient un relief nouveau qui exaltait les sens, exacerbant des appétits primaires auxquels il eut été, dans n'importe quel autre endroit, malséant de se laisser aller.

Jamais rassasiée, Aurore savourait, avec une impatience joyeuse, chaque moment de la journée. L'aube la trouvait debout, dans le jardin de simples, admirant les délicates gouttelettes d'argent déposées par la rosée pendant la nuit épaisse et silencieuse. Une fois le petit déjeuner absorbé, elle s'installait dans le potager ou la cuisine et elle y aidait du mieux qu'elle pouvait. La citadine, coutumière d'une vie aisée dont les détails ménagers n'incombait qu'aux domestiques, s'y transformait alors en tâcheron avide de tout apprendre depuis la culture des légumes jusqu'à la confection des confitures et autres conserves qui viendraient égayer les menus un peu monotones de l'hiver.
Rien ne la rebutait et elle s'enivrait avec une joie quasi païenne de toutes les odeurs de ces terres, riches et généreuses avec qui se donnait la peine de leur procurer un peu d'attention.
A midi, affamée et vorace, elle se jetait sur les pâtés, rillettes et autres robustes plats roboratifs disposés à profusion sur la vaste planche de chêne trônant au milieu de la cuisine.
Pour manger, chacun s'installait à sa guise sur les coffres remplis de draps, et pendant de longs instants un lourd silence régnait uniquement rompue par le bruit des couteaux sur les larges tranches de pain. Une fois repues, les langues se déliaient et les bavardages légers se mêlaient aux discussions plus sérieuses.

Aurore aimait ces heures chaudes qui réunissaient ses oncles et tantes ainsi que ses cousins. Elle y goutait alors la joie d'appartenir à un clan, une famille, elle, l'enfant unique dont les ascendants avaient soit disparue emportés par la peste et les guerres de religion, soit habitaient hors des frontières françaises. Enchantée par cette découverte elle se rêvait en mère de famille nombreuse, présidant de longues tablées joyeuses.
Pour la jeune fille, ignorante et protégée des réalités de l'existence, la campagne représentait un monde idéal, générateur de gaieté et de plaisir. Et même au plus fort du siège, alors que ses dernières illusions volaient en éclat, elle restait persuadée qu'il leur suffirait de sortir de la Rochelle pour que leur sort s'améliore.

Elle avait donc sauté de joie lorsqu'elle avait découvert qu'elle ne rêvait pas et qu'un départ se préparait bien.
Revigorée par cette découverte, elle se mêlait de tout, encombrait ses parents, bousculait Euphémie la vieille servante pourtant habituée de longue date à ses frasques. Il lui fallut un long moment avant de réaliser que son père ne ferait pas partie du voyage. Ni sa mère, ni Euphémie ne préparaient ses affaires et d'ailleurs il manquait à leurs préparatifs l'euphorie habituelle qui présidait, en temps normal, à leur départ.

AuroreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant