-As-tu déjà entendu parler d'Athanasius Kircher ? Giuseppe Belli ? Paul Celan ?
A chacune de ses affirmations j'enchaînais avec un autre nom. Et quelle baffe de n'entendre que des « oui ». Modeste. Ce sale gosse, il savait tout.
Je ne pu m'empêcher de le faire remarquer.-J'ai presque dix ans de plus que toi et jusqu'à tout récemment je n'avais jamais entendu parler d'aucun d'entre eux.
Je secouais la tête.
« Je n'y comprends rien. »
Il était clair que je me plaignais.- Pourquoi ?
Toujours ce ton innocent. Venait ensuite ce qui venait toujours ensuite.
« Papa est professeur d'université. J'ai grandi sans télé. Tu comprends maintenant ? »
Je râlais.- Retourne à ton grattage de corde, veux-tu !
Il sourit et se remit à jouer. Là, c'était bien un gamin de 17 ans. Je pouvais l'observer, à travers mes lunettes de soleil, mon front a l'ombre de mon chapeau de paille. Il se posait par habitude certainement, -mais aussi afin d'être confortablement abrité de ces sataniques rayons brûlants- sous le tilleul. Ses douces mélodies, composées à sa manière me transportaient ailleurs, le temps d'une sieste. Parfois il s'arrêtait. Alors je relevais la tête, et souvent il le remarquait, et m'interrogeait du regard. Je me contentais de grimacer. Ne t'arrête jamais, avais-je envie de lui murmurer. J'observais ses doigts fins qui dansaient sur les cordes. J'y aurais bien déposé mes lèvres dessus. Mais alors, peut-être par provocation, il s'arrêtait de jouer de toute la journée. Il avait le don de faire naître en moi le sentiment de frustration.
Déjà trois semaines dans ce paradis, le temps passait trop vite, quitter cet endroit était alors la dernière chose que je souhaitais faire.
Un soir, je sorti avec Chiara. En réalité, cela faisait plusieurs fois d'affilés que je sortais déjà chaque soirs avec elle, transpirants toute la nuit sur la piste de Danzing à ses côtés. Mais ce Un soir fut différent. Ce ne fut pas l'habituelle présence de Chiara m'entourant les bras qui y changea quelque chose. Je devais admettre le fait qu'elle respirait le mot femme. Tout ce qu'il y avait de frais, tout en portant cependant un parfum lourdement sucré. Sa peau, aussi douce que l'abricot, je m'amusais à la caresser. Elle était belle. On marchait comme ça, çà et là dans les rues. Elle s'accrochait à mon bras comme si il lui indiquait le chemin à emprunter. On mangeait nos glaces. Sa langue goûtait parfois ma glace. Et il arrivait que je goûte ses lèvres. Nos bifurcations dans les dédales de la rue entraînaient sa légère robe dans une danse enflammée. Dans le flamenco des douces nuits d'été. Ici, c'était aux heures du soleil couchant que nous pouvions le plus apprécier la saison de l'été. On venait faire la fête. Boire, fumer, danser. Draguer.
On tournait, elle parlait, je souriais. Sans forcément l'écouter.
- Tu sembles analyser chacune de ses tables, veux-tu qu'on se pose à l'un de ses bars? Me demanda-t-elle, avec son accent craquant.
Sans répondre, je l'entraînais, un peu plus loin. Je voulu me haïr à cet instant précis car je venais de me rendre compte que je cherchais à quelle table était assis Elio. Je voulais trouver la chaise sur laquelle il avait posé ses fesses. La table qui soutenait son coude, alors qu'il fumait probablement une cigarette. Je voulais voir les sinueuses courbes que dessinait la fumée sortant de sa bouche, tandis qu'il s'adressait à Marzia. Elle devait probablement rire près de ses oreilles, ou bien près de son cou. Ses jambes étaient sûrement mêlées au siennes, alors qu'avec son fessier elle faisait pression sur ses genoux. A lui. A Elio. Elio..
Sans même avoir le temps de m'en rendre compte, j'étais devant lui. Je m'étais approché de sa fameuse table, tel un aimant cherchant sa borne complémentaire.
- Que fais-tu ici ?
Lui demandais-je, comme surpris de tomber par hasard sur sa présence alors que c'est moi-même qui était venu à lui. Je savais pertinemment que ce soir-là il était de sortie. Il était là, assis, lui et sa bande d'amis. Marzia à côté de lui. Elle sirotait une citronnade, et souriait. Ses genoux étaient dirigés en sa direction.
Moi et Elio nous étions éloignés depuis quelques jours. Disons, pour être plus juste, depuis que j'avais compris que cette attirance n'était pas réciproque, je m'étais naturellement éloigné.
Cet arrêt soudain à leur table me rendit alors mal à l'aise.
Je sentais qu'il savait.
Il savait probablement que je me disais « on s'est éloignés », mais nous savions que c'était moi. Mais que cela pouvait-il lui faire ? A lui, rien.
- Ne devrais-tu pas être au lit à cette heure-ci ?
Voilà que je jouais le bon père de famille soucieux des activités nocturnes de son fils. Chiara entama le dialogue, alors qu'un peu plus tôt elle exerçait de légères pressions sur mon bras comme pour me demander gentiment si nous pouvions déguerpir. La discussion ne m'intéressait pas. Il était en face de moi et j'éprouvais du remord pour l'avoir évité de la sorte. Il n'avait pas dû saisir pourquoi j'étais soudain devenu si distant. Il devait penser de moi que j'étais un hôte désagréable, sans doute voulait-il que l'été se termine pour que je disparaisse au plus vite.
J'entrepris d'intégrer une anecdote d'une de nos discussions à nous deux, sans même me soucier de ce que lui et Chiara parlaient avant que j'intervienne. Un clin d'oeil. Rien qu'à lui.
- Il lit Paul Celan.
Chiara m'interrogea en haussant les sourcils. J'avais été maladroit.
Je ne pu m'empêcher de jeter un coup d'oeil à Elio. Une lueur d'amusement y figurait. Se moquait-il de Chiara ou cherchait-il a échanger un regard complice ?
« C'est un poète » dis-je en m'éloignant avec elle. Je décidais de ne pas réagir.
Son regard m'avait comme câliné, j'en était honteux, car à nouveau mon esprit me jouait des tours. Plutôt m'enfuir que l'affronter, je ne voulais plus de ces ridicules illusions. Ce soir-là je couchais avec Chiara.