Mélisse

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De ses deux index elle martèle le clavier de son ordinateur en insistant lourdement sur la touche entrée pour prouver à tout l'open space qu'elle travaille bel et bien. Puis, après un léger soupir, elle se courbe sur sa chaise, fait craquer sa nuque d'un geste net et précis. On y va ? semblait demander la nuque au reste du corps. Question rhétorique à laquelle son dos s'empresse de répondre et comment, je suis cre-vé d'un long craquement qui fait zigzaguer ses lèvres.

Je regarde Mélisse accomplir son rituel pré-départ d'un œil attendri, parce que, voyez-vous, j'aime beaucoup Mélisse. Nous sommes voisines de bureau depuis quelques années maintenant. Elle me dit bonjour d'un immense sourire tous les matins, et passe une main sur mon épaule chaque soir avant de partir. Elle baisse toujours un peu la voix lorsqu'elle décroche le téléphone pour ne pas trop me déconcentrer, me siffle comme un chat pour faire une pause clope quand ma tête est à deux doigts d'exploser. Mélisse a le don de tomber à pic. C'est le genre de nana qui te met un gobelet bien chaud de bon café sous le nez avant même que tu n'aies pu réaliser en avoir envie ; le genre à placer les bons mots aux bons moments, à rire de tout mais de personne hormis elle-même.

Elle rassemble l'océan agité de feuilles empilées sur son bureau en un joli paquet rectangulaire et uniforme. Mélisse n'est pas maniaque, mais elle aime les choses propres avec de jolis angles droits. Frange impeccablement coupée et lissée à quatre-vingt dix degrés, col bateau et motifs géométriques un peu partout, elle cherche à envoyer valser ses courbes. Elle les discipline, les contraint, les tord et les casse comme un fil de fer sous un marteau. Les formes géométriques, c'est son plus grand dada. Au coin supérieur droit de son bureau est posé un tétraèdre, plus communément appelé "pyramide régulière". A l'opposé, au coin supérieur gauche, un dodécaèdre - ou polyèdre à douze faces. Tous deux parfaitement lisses, recouverts d'une clinquante couche de métal doré et auréolés de poussière. Ils trônent là, lui ouvrent une haie d'honneur chaque jour. Elle les aime. Je vois à quel point elle les aime grâce à l'éventail des descriptions qu'elle peut en faire selon l'interlocuteur. Presse-livres, presse-papiers, bibelots, ou même sex toys, elle ne manquait jamais d'inspiration pour leur inventer une vie auprès des autres, quand moi, et moi seule avait le droit à l'authentique.

Elle me disait attendre patiemment une loi physique et quantique qui viendrait contredire toutes les autres, et renverserait sa pyramide sur sa pointe, base vers le ciel. Que là, et seulement là, elle croirait au parfait équilibre, au yin et au yang, à l'ordre et au chaos, au bien et au mal. Puis riait de toutes ses dents en appuyant du bout du doigt sur la pointe, accordant volontiers que, oui, d'accord, c'est pas demain la vieille. Puis, elle tendait la main vers le dodécaèdre et le balançait d'une face à l'autre, jonglant entre faces, arêtes et pointes, cherchant l'équilibre parfait sans jamais parvenir à mettre le doigt dessus. Pour elle, les formes géométriques étaient les témoins d'une rigidité, d'une complexité, d'une angulosité qu'on retrouve chez la plupart des êtres humains. Réfractaires à la différence, ces mêmes êtres, pourtant envahis de sphères et de courbes les méprisaient ouvertement.

C'est à n'y rien comprendre, m'avouait-elle en baissant le regard.

Moi je suis capable de voir la beauté dans ces formes. Dans toutes les formes. Est-ce que je suis la seule ? Et, face à mon silence, elle baissait la tête, vaincue.
Clac, clac, fait la tranche des feuilles sur le bureau à mesure qu'elle les tasse. Elle me regarde, sourit puis soupire, avant de déloger le crayon prisonnier de ses cheveux, qui tombent désormais sur ses épaules rebondies. Ses jolis doigts potelés et vernis massent sa nuque qu'elle fait craquer à nouveau, une fois, puis deux. Un nouveau soupir, différent. Un gémissement, un cri de douleur étouffé. Son regard est posé sur les paquets de gâteaux vides qui jonchent son bureau. Elle sait qu'elle va devoir les transporter sans pouvoir tous les dissimuler, le long du couloir qui nous sépare du local à ordures, où trône le container de recyclage. Elle sait qu'elle devra croiser les regards, supporter les jugements muets.

MélisseWhere stories live. Discover now