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7 mars 2006

  Il fait froid, et j'ai mal. Mais c'est tellement vivifiant, le vent qui pique ma peau, je me sens vivante pour la première fois depuis des mois. Je ne sais pas comment j'arrive à bouger, la souffrance irradie dans tous les membres de mon corps, et ma course fait se rouvrir toutes les blessures qui avaient eu un peu le temps de cicatriser. Mais je m'en fiche, je sprint à en perdre haleine, à en perdre la tête, à en perdre l'horreur.

  Je suis libre. Libre. Libre pour toujours. Plus jamais ils ne m'attraperont. Plus jamais je ne les laisserai m'approcher. Plus jamais je ne revivrai les coups, l'humiliation, les insultes. Plus jamais je ne les laisserai attaquer mon corps. Attaquer mon cœur.

En Ukraine, il fait froid au mois de mars, très froid. Je m'en rends compte parce que mes maigres vêtements de pacotille ne me protègent pas vraiment de cette brise qui mord. Je sers mon petit sac de toile crasseuse très fort contre moi, j'ai peur de perdre les derniers vestiges de ma vie d'avant.

Je ne sais plus trop où je suis, plus trop où je vais. Enfin si, je sais. Je suis loin de là-bas, et je cours jusque dans un pays libre. Jusque dans un pays tolérant. J'ai des rêves, et ils pulsent tellement fort dans ma tête qu'ils me font mal. Je suis obligée de les réaliser, sinon je le sais, je vais en mourir.

Mon premier rêve, il est irréalisable. C'est celui de pouvoir aimer sans que personne ne s'en occupe. C'est pas grave, il parait que dans le pays libre, ils sont plus tolérants. J'aime bien le mot tolérant. Il est beau. Mon deuxième rêve, c'est de devenir fleuriste, pour que les fleurs disent pour moi les mots que je ne sais plus penser. Paix. Joie. Amour. Sourire. Je sais même plus les penser.

Et mon troisième, c'est de retrouver moi. De retrouver la jolie Alisha drôle et mignonne d'avant. De retrouver l'autre, celle que l'Alisha aux joues creusées, au visage tuméfié et aux pommettes tatouées de cernes a remplacée.

Ils sont durs à réaliser, je le sais, mais c'est ce qui me permet de courir, encore et encore, même quand la fatigue et la douleur se font très fortes. Enfin ça, et la peur aussi. La peur de subir à nouveau. J'essaie d'oublier, mais tous mes cauchemars me réveillent en hurlant. C'est pour ça que je dors pas, ou peu.

Ça fait trois jours que je cours. Je crois que je vais bientôt arriver à la frontière avec l'Autriche. Je me suis orientée avec les étoiles, comme tato m'a appris à le faire. Tato était un grand aventurier, enfin c'est ce qu'il me racontait le soir pour me bercer. Pour bercer Alisha d'avant. Tato c'était mon repère, mon ancre. Il était là pour moi, il l'a été jusqu'à ce que je sois emmenée loin de lui. C'est lui qui m'a donné mon sac en toile.

Je m'arrête, la respiration brûlante et sifflante. Le soleil embrase l'horizon. Il va faire nuit. Je n'ai aucune idée d'où je suis, alors j'ai besoin de me repérer un peu, parce que je sais quelles étoiles mènent au pays libre. En plus, j'ai besoin de reposer mes jambes.

Je m'installe au pied d'un arbre, sur le bord du chemin que je suis depuis ce matin. J'ouvre mon sac. J'attrape mon pendentif et je le serre très fort entre mes doigts, à tel point que mes phalanges en blanchissent. Je mords ma lèvre pour empêcher mes yeux de laisser couler mes larmes, sinon je sens que je ne saurais pas arrêter l'ouragan de tristesse qui vibre dans mon cœur.

Mes treize grivnas tintent quand je le sors pour le contempler. Ce sont les seules que j'ai réussi à garder là-bas, je les avais cousues dans la poche invisible de mon sac avant qu'on ne vienne me chercher. Ce n'est pas grand-chose, en fait c'est même rien, mais peut-être que dans le pays libre je pourrais trouver quelque chose à manger ?

Cette pensée fait gronder mon estomac. Les seules choses que j'ai avalées depuis trois jours c'est les quelques baies et plantes que je connaissais et que je trouvais sur mon chemin, et j'ai bu des grandes rasades hier dans un ruisseau qui coulait sur le bord de la route. J'ai faim. Mais pas autant que j'avais mal, et le pays libre recèle de nourriture, à tel-point que nombreux sont ses habitants qui gâchent celle qui leur est offerte.

FugitiveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant