3 - Le Choc

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À mon réveil, une dizaine de personnes se sont regroupés autour de moi, dont un agent de la RATP. J'entends plusieurs questions fuser : suis-je dans le coma ? Y a t-il un médecin aux alentours ? Suis-je fautif ou victime ? Ils m'entourent, m'étouffent même, avides de potins à raconter plus tard au dîner. L'agent les somme de s'écarter, de me laisser de l'espace et se rapproche de mon visage boursouflé.

- Ça va, mec ?

C'est un jeune stagiaire et sur sa face se dessine une émotion à mi-chemin entre l'anxiété et l'amusement. Je grommelle pour toute réponse et il me tend une main, que je saisis. Après m'être relevé péniblement, je recrache ce qui me reste de sang dans la bouche, horrifie au passage un petit garçon et sa mère et tâte doucement les dégâts faciaux. J'ai du mal à ouvrir l'œil gauche, la pommette est enflée mais rien ne semble être cassé. Je vérifie mes côtes, tousse un bon coup. Ça fait mal mais là, pareil, rien de bien grave. Monsieur Muscle a du me ménager, plus un rappel à l'ordre qu'une réelle envie de me cogner dessus. Au vu de ce que je gagne en comparaison de ce que j'ai perdu, je devrais même le remercier. Un petit vieux me prend alors à part.

- J'ai tout vu, jeune homme. On peut aller au commissariat dès maintenant si vous le voulez, je témoignerais pour vous. Suffit l'insécurité dans ce pays, nom de Dieu ! Non mais on est où là ? Chez les zoulous ? De mon temps, ...

Je ne le laisse pas finir, j'ai peur que ça dérape. De plus, j'ai davantage à me reprocher dans cette histoire qu'il ne le pense. Je décline poliment son invitation, prétextant un besoin urgent de voir un médecin. En m'extirpant de la foule, je demande tout de même combien de temps je fus inconscient. Le passage chez le médecin ne sera peut-être pas qu'un prétexte finalement. Je me retrouve dans la rue, il est un peu moins de dix-neuf heures, soleil toujours de plomb, terrasses bondées, trafic plein, air chaud pollué, du passage dans tous les sens, une multitude de langues différentes qui parlent, crient et hurlent. Même les clochards profitent, doigts de pieds en éventail, piquette à la main. Maints chantiers remplis d'ouvriers aux cerveaux si longtemps exposés au soleil qu'ils ne savent plus pourquoi ils sont là. Porte de Clichy, tout simplement.

Je m'arrête à la supérette du quartier, achète une bouteille de rhum, deux citrons verts et du soda. Ma gueule interpelle les passants dans la rue et la plupart m'évitent soigneusement. Je dois avoir l'air d'un dur, d'un caïd, j'aime cette sensation d'inspirer la peur et le respect chez les autres. Je marche fièrement et monte dans l'appartement que je loue à un ami, parti à l'étranger. Moins de trajet pour le boulot. J'ouvre le rhum, me sert un verre, prend de la glace, l'applique sur mon œil et boit directement au goulot. Trois, quatre, cinq gorgées me réchauffent et m'engourdissent. Cela calme la douleur et attise ma fureur.

Qu'est-ce que c'est que cette foutue bonne femme ? A quoi joue t-elle ? Clairement, elle semble être une originale. Et pas le moins du monde saine d'esprit. Ou peut-être que si en fait. Peut-être que dans sa folie émancipatrice, elle est ce que nous avons tous oublié d'être, vivant. À aucun moment elle n'a semblé être inquiétée des événements qu'elle provoquait, la castration furtive, le combat truqué. Tout ne semblait lui être qu'une énorme blague, une vie sans une once de sérieux, un joyeux chaos. Ce genre de personne, ça vous marque, ça vous fait questionner vos choix de vies, ce que vous êtes au plus profond de vous-même. C'est la mise en branle de tout ce que vous considériez comme acquis, ça vous remet même les idées en place dans mon cas, littéralement. Je me sens différent de ce matin, pas le même homme, pas la même journée non plus d'ailleurs.

Mais une chose n'a pas changé, c'est ce titillement constant, cette vibration, ce gonflement progressif que je ressens toujours sous mon caleçon. Je ne peux m'en débarrasser, ce qui s'est passé au bureau tout à l'heure n'a été qu'un bref répit d'une ou deux heures mais en aucun cas un soulagement. Je ne mange pas, je grignote. Je ne me rassasie pas, j'assourdis ma faim. La quête d'une compagne charnelle est infinie et n'est interrompue que par de courtes pauses. Et cette fille, Anna, n'a fait que raviver une concupiscence mise en attente. De par son aura même plus que son physique, de par sa personne plus que son petit cul bombé, je suis irrémédiablement tenté d'en découdre avec elle.

Je me rappelle de ce qu'elle a glissé dans ma poche et espère en sortir le numéro gagnant. Bingo. J'hésite un instant, dernier élan de timidité et appelle.

- Allô ?

- Anna ?

- Ah, mon preux chevalier !

Toujours cette jovialité si particulière.

- Comment tu sais que c'est moi ?

- Je ne file pas mon numéro à n'importe quel inconnu qui m'aborde, tu sais.

- Oui, sans doute ....

- Pardon ?

- Non, euh, je disais que ça ne faisait pas de doute vu ton ....

- Mon quoi ?

- Caractère ?

- Écoute, je suis pas dupe, je sais que je suis bonne, bien baisable voire même, osons le dire, belle. Donc il faut bien contrebalancer avec quelque chose, non ? Sinon, j'aurais la moitié des mecs que je croiserais collés au cul, et encore, tu serais étonné de savoir que cette technique n'est pas aussi efficace qu'on ne le penserait.

- Ah bon ?

- Nan, y'en a qui ont vraiment trop besoin de tirer un coup et que rien n'arrête. Ils suintent la misère sexuelle, genre le gros de tout à l'heure. Faut être plus radicale dans ces cas-là.

Un peu trop sûre d'elle mais ça lui va bien. Je sens que le courant passe mais je ne veux pas trop m'avancer.

- Bref, pourquoi tu m'appelles ?

- Hé bien, c'est vrai que de but en blanc, là ... je sais pas trop en fait. J'imagine que c'est pour te proposer d'aller boire un verre, c'est ce que les gens normaux font, non ? Même si...

- Même si quoi ?

- Même si tu ne m'a pas l'air si normale que ça en fait.

- Et ça te fait peur ?

- Non, pas vraiment.

C'était honnête comme réponse. L'intimidation laissait peu à peu place à de la curiosité.

- Tu m'en veux ? Pour tout à l'heure ?

- Non plus, j'ai comme dans l'idée qu'il en résultera du bon, que tu sauras te faire pardonner.

Audacieux mais ça paye. Je l'entends sourire.

- Bastille, demain, 19 heures. Sois pas en retard.

Et elle raccroche sans attendre de réponse. Elle est décidément bien sûre d'elle. Et elle a raison. Plus de deux mois sans avoir pu décrocher un seul rendez-vous, je ne comptais pas cracher sur celui-là. J'ai essayé les sites et applications de rencontre, les petites annonces sexuelles sur Internet mais même pour le vicelard que je semble être, cela me paraissait trop inhumain. Déshumanisant même. Plusieurs personnes se retrouvant sur un seul et même serveur dématérialisé à des milliers de kilomètres de là pour trouver l'âme sœur avec qui copuler, ça enlève, disons, la magie même de la rencontre, l'imprévu, le contact, le jeu de regards. Je n'ai jamais été doué pour ne me servir que de quelques photos et d'une ou deux phrases accrocheuses afin de susciter l'attention de l'autre.

Je préfère mille fois me faire passer à tabac dans une station de métro crasseuse et qu'il en résulte quelque chose de mémorable plutôt que de cumuler les conquêtes virtuelles aux visages, corps et personnalités interchangeables. Je dois être un romantique au fond. Je recherche une histoire à raconter.

Quoi qu'il en soit, je ne pouvais y aller dans l'état où je me trouvais, victime d'une constante érection mollassonne. Je devais décharger, pas simplement m'alléger. Mais comment ? Il me semblait compliqué de séduire quelqu'un ce soir, de la convaincre de venir chez moi, de baiser comme des diables une bonne partie de la nuit et d'être assez frais pour aller travailler le lendemain. De plus, ce n'était pas assuré que je ne m'effondre pas de fatigue sur la demoiselle en plein acte. J'avais beau réfléchir, il ne me revenait qu'une seule solution que je me refusais de m'accorder. C'était sale, triste, loin de l'humanisme et ça risquait de sérieusement attaquer mon estime.

Mais la Porte de Clichy foisonne de ces nombreuses et braves femmes aux douces faveurs monnayées pour les plus pauvres, femmes qui apportent réconfort et baume aux cœurs les plus brisés, actrices du désir si bien simulé, où nombreux sont les hommes qui s'y laissent sombrer. 

Le Lait et le SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant