Les Deux Petits Médaillons

14 1 0
                                    

Ils avaient rêvé de changer le monde. Chacun à sa manière voulait le repeindre de mille couleurs, dessiner sur le visage de tous les habitants de notre planète que la vie n'épargne sous aucun prétexte, de la joie et du bonheur. Ils auraient aimé leur dire que tout n'était pas encore joué, que les dés n'avaient pas tous été lancés.

Elle, c'était à travers son imagination, lorsque la musique collée dans les oreilles et les mains bien au chaud au fond de ses poches, elle descendait la rue marchande pour rentrer chez elle le soir.

Lui, c'était assis sur sa chaise, devant la vitrine du café dans lequel il s'était réfugié pour profiter d'un brin de chaleur, qu'il écrivait sur un carnet de note.

Elle marchait le nez rougi par le froid, de la buée sortait de ses lèvres. Pour le commun des mortels, la beauté du monde n'existe pas sous d'autres formes que matérielles. A travers les illuminations de Noël plantées au-dessus de sa tête ou encore, à travers les mannequins trop bien habillés dans les vitrines des galeries. Elle, elle s'efforçait de rendre cette beauté métaphysique afin « d'offrir à chaque passant un monde meilleur, un monde où chacun aurait sa place. Cette place pourrait appartenir à n'importe qui ».

Il regardait le défilé des piétons dans la rue. Il marquait sur son carnet deux phrases qui lui était soudainement venu à l'esprit : « Offrir à chaque passant un monde meilleur, un monde où chacun aurait sa place. Cette place pourrait appartenir à n'importe qui ». Il redressa la tête, posa son stylo et bu une gorgée de café. Dehors, un homme remontait la rue piétonne, les bras chargés de bouquets de fleurs, et d'une petite boite métallique nichée au creux de sa main. Il abordait les gens qui ne prenaient pas le temps de s'arrêter, ni d'écouter ce que ce vieillard avait à leurs raconter.

Le chanteur Greg Gonzalez et son groupe jouait dans ses oreilles tandis qu'elle tournait la tête au hasard autour d'elle. Comme elle, les gens montaient et descendaient la rue. En passant devant la poste, elle remarquait cet homme de couleur noir, mal habillé, les dreadlocks de ses cheveux mal entretenus, un bonnet aux couleurs de la Jamaïque négligemment posé sur la tête. Il discutait avec un grand gaillard aussi mal vêtu que lui, une bière dans la main droite, la laisse de son Golden Retriever croisé dans la main gauche. Elle ne comptait plus les regards exaspérés des passants face à ces hommes qui ne cherchaient autre chose que d'échanger quelques paroles au sein d'un foyer chauffé. Elle les imaginait autour d'une table bien garnie, trinquer avec un verre de vin et discuter de tout, de rien, de la Vie.

Une femme tenant une petite fille par la main passait sous ses yeux fatigués, après cette longue journée passée à la fac à étudier. Il les regardait remonter la rue lentement, l'enfant peinait à tirer sa mère aux yeux noircis par les pleurs que personne jusqu'alors n'avait daigné remarquer. Il se disait qu'elle venait peut-être de divorcer, qu'elle se sentait seule, sans personne pour l'épauler. Il aurait aimé l'aborder. Ne serait-ce que pour lui dire : « Asseyez-vous madame, respirez, ça va aller vous verrez... » Avec son stylo, il se mit à ré-écrire la vie de cette femme sur son carnet. Elle aurait du être la plus gâtée et la plus aimée. Que même, elle aurait été sur le point de se marier, avec son enfant comme témoin en ce jour tant rêvé. Il ne pouvait la laisser continuer son chemin avec ce regard grisé.

Elle croisait cette étudiante, dans laquelle elle se reconnaissait, quand chagrinée, elle marchait tête baissée sans même regarder quel passant elle serait susceptible de bousculer. Elle se retournait, marchant à reculons pour ne pas la perdre de vue. Une âme écorchée par une profonde tristesse, dissimulée sous un pull à manches longues avec un sourire superficiel dessiné sur ses lèvres. Elle rêvait un instant d'étreindre fortement cette étudiante, de l'écouter parler et surtout de la réconforter. Elle ne prenait même plus la peine de compter ces jeunes adultes qu'elle croisait, détruits par les premiers aléas de la vie et que personne ne voulait prendre au sérieux.

Il relevait la tête de son carnet, le menton appuyé sur la paume de sa main. Il les regardait, tous ces atomes solitaires, les uns après les autres, éclairés par les spots lumineux des boutiques encore ouvertes. Il suivait un instant du regard, ce vagabond plutôt grand, traîné par son Golden qui titubait au milieu de la rue, déjà un peu saoul en ce début de soirée. Et cette autre femme toute menue, aux joues creusées et au teint pâle, peut-être trop pauvre pour s'alimenter normalement, seule, et sans soutien.

Elle quittait des yeux l'adolescente et se retournait à nouveau pour regarder devant elle. C'est alors qu'elle heurta un homme aux multiples bouquets de fleurs dans les bras avec une boîte métallique dans la main. Elle n'avait pas remarqué qu'elle était déjà presque en bas de la rue. Le vieil homme l'accosta : « Bonsoir Mademoiselle, voulez vous un médaillon de la Sainte-Vierge ? Elle vous protégera. Allez-y ! Prenez dans ma boîte ! Pour votre famille aussi ! Elle vous protégera » répétait le vieillard, un sourire timide sur ses lèvres gercées. Elle se disait qu'elle aurait dû refuser, s'excuser de l'avoir bousculé, et continuer son chemin sans s'arrêter, de peur qu'il ne soit qu'un marchand à la sauvette prêt à la détrousser. Mais après tout, lui accorder quelques secondes de sa vie ne serait pas une perte de temps. Elle souriait à cet homme qui avait l'allure d'un apôtre ou peut-être d'un prophète, prêt à donner un simple petit médaillon pour protéger son semblable. Elle accepta le présent, remercia le brave homme et rangea les deux médaillons qu'elle avait choisi dans sa poche. L'homme partit aussi vite qu'elle l'avait bousculé.

Elle tenait en marchant les deux médaillons dans le creux de sa main au fond de sa poche. Elle passait devant la porte du café au moment où il sortait, la tête baissée, écouteurs dans les oreilles, concentré à ranger son carnet dans sa sacoche en cuir. Il prononçait en même temps qu'elle, sans regarder où il mettait les pieds, la seule phrase chanté par Greg Gonzalez dont la promesse de toute une vie était la sécurité : « Nothing's gonna hurt you baby. As long as you're with me you'll be just fine »... ( Rien ne te fera du mal bébé, aussi longtemps que tu seras avec moi tu iras bien )

Ils se bousculèrent. Leurs regards se croisèrent. Leur idées s'assemblèrent...

Les Deux Petits MédaillonsWhere stories live. Discover now