Théophile se leva tôt, ce matin-là. Trop empressé, il faillit renverser la cafetière sur la nappe du petit-déjeuner de la pension de famille où il logeait, provoquant quelques grognements de ses deux compagnons de chambrée lui disant de faire un peu attention, et entama à peine ses tartines de beurre. Ses jambes et leur bougeotte lui inspirèrent donc une balade dans le village où il avait posé temporairement bagage.
La commune était petite, mais plutôt charmante. Il prit son repas du midi au seul café existant, laissant traîner un peu ses oreilles pour essayer de démêler le dialecte, et comprit qu'il dénotait un peu sur la couleur locale. On savait déjà qu'ils'était rendu au manoir de Douarnez, et comme il restait, il devait avoir apprivoisé le dragon qui y logeait. En tout cas, c'est ce qu'il en retira, en plus de quelques regards curieux et qui se voulaient discrets. Il s'amusa de voir que les mentalités ne changeaient pas, qu'importe où il allait.
Son humeur joyeuse vira elle aussi à la curiosité quand deux clients lui firent signe de les rejoindre. Soupçonnant qu'il pourrait en savoir un peu plus sur la région et sa future narratrice, il s'assit à leur table, sous les yeux encore plus étonnés des autres badauds.
Ils devaient être aussi jeunes que lui, en habit de travail. La journée ensoleillée leur avait sans doute permis de continuer leur ouvrage, mais ils avaient tout de même dû avoir du mal avec la boue créée par la pluie précédemment tombée. Le premier, celui qui lui avait fait signe, lui proposa de remplir sa choppe, tandis que l'autre demandait:
« C'est vous, l'étranger qui en veut à Madame de Douarnez?
– Je ne lui en veux pas, répliqua le biographe, un peu perdu.
– Façon de parler. On sait que vous lui en voulez pas personnellement, mais ici, on pense que c'est les neveux d'la dame qui vous envoient, pour régler l'héritage.
– Tout le monde en veut, de son héritage, continua l'autre en reposant la carafe. Ces aut'bêtes d'à côté, là, elles avaient été raconter à tout le monde que ses employés l'avaient tuée!
– J'ai déjà entendu cette histoire, reprit Théophile. Et la maréchaussée a exigé de voir Madame de Douarnez.
– Quel bazar que c'était! reprit le second. Mais elles s'en sont pas tirées comme ça, les mégères! Parce que la maréchaussée, elle est venue leur d'mander des comptes, et que tous les gens d'la dame, c'est des gens des environs, sauf d'à côté!Donc on est aussi allés d'mander des comptes!"
Le premier ricana.
« C'était bien, ce jour-là. »
Comprenant qu'une « guéguerre » entre villages avait éclaté il y a peu de temps, et ne s'y intéressant pas, le jeune homme demanda plutôt:
« Et vous, que pensez-vous de Madame de Douarnez? »
Les deux compères se regardèrent, un peu surpris, puis le premier prévint, l'air sombre:
« Si vous voulez qu'on en dise du mal, on l'fera pas. Hors de question.
– Je ne viens pas pour colporter, Messieurs, les rassura-t-il. Je souhaite seulement connaître la vérité.
– La vérité, hein? répondit le second. On va vous la dire, la vérité. On la connaît pas, la dame, on est trop jeunes pour ça. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle a versé une belle somme au maire pour faire réparer l'église et qu'elle nous refilé une jolie surface de terres pour la commune, parce qu'elle savait que dans l'village certains crevaient d'faim. Elle a même envoyé un médecin, pour les p'tits des Durmans qui auraient pas passé l'hiver sans elle. Alors, on pourra jamais dire du mal d'elle. Vous comprenez?
– Tout à fait, assura Théophile.
– Mais si vous voulez voir des gens qui l'on déjà vue, y a l'vieux Pernel, à la sortie du village. On raconte même qu'il était amoureux d'elle, par un temps. »
Il avait dû être déçu, alors, s'il se faisait encore des illusions. Regardant distraitement sa montre, il sursauta:
« Je suis en retard! Messieurs, merci pour la choppe!
– Pas de quoi!"répondit le premier, hilare,tandis que le citadin filait.
Il arriva à deux heures pile au manoir. Marthe l'attendait, agitée.
« Vous êtes en retard! s'exclama-t-elle. Madame risque de ne pas apprécier!
– Mais elle m'avait dit deux heures!
– Deux heures dans sa chambre! Oh, excusez-moi, vous n'connaissez point les habitudes, ici. Madame est très ponctuelle.
– Vous devez respecter les horaires à la minute près?
– Non! C'est pas pareil; Madame aime prendre ses repas et faire ses activités à heures fixes, mais elle n'irait jamais se plaindre de quelques minutes de retard!
– Mais alors...
– Avec les gens qu'elle ne connaît pas, elle est beaucoup moins indulgente. Son notaire, par exemple. Il s'assure des'présenter toujours à l'heure. »
Finissant sa phrase, elle poussa le panneau de bois et déclara:
« Madame, Monsieur Dieudonné est là.
– Ah! Fais-le entrer. Monsieur, vous avez trois minutes de retard.
– Veuillez m'excuser, Madame. »
La vieille dame n'ajouta rien, et Marthe soupira. Cet homme avait l'air de lui plaire. La première lui montra un siège en face du sien:
« Je vous en prie.
– Je vous remercie. »
Tranquillement, Théophile posa sa mallette et en sortit plusieurs cahiers.
« Vous n'avez pas de machine à écrire?
– Si, mais elle prend trop de place. Je note beaucoup plus vite à la main. »
Après un hochement de tête compréhensif, elle demanda:
« Où voulez-vous commencer?
– Où voulez-vous commencer, vous? C'est votre histoire, c'est vous qui décidez de ce que vous voulez dire et taire.
– Cela ne m'aide pas, le scribe. Vous commencez mal.Déjà que votre nom me rebutait... »
Théophile se raidit sous la pique, puis tenta:
« Et si vous commenciez par le tout début? Si vous n'avez rien à cacher...
– Je n'ai rien à cacher!
– Et bien qu'attendons nous? »
La vieille dame, surprise du ton sec employé par le biographe, le regarda: il essayait de rester correct après l'affront qu'elle lui avait fait. Elle sourit; le jeune homme avait tout de même plus de tenue qu'elle au même âge. Elle se serait directement insurgée devant ce traitement injuste, ou aurait répliqué avec autant de verve. Posant tranquillement les mains sur les accoudoirs,elle commença:
« Je suis née le 11 avril 1814, dans ce manoir-même, à quelques kilomètres de Nantes... »
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographe
Historical FictionAoût 1913, Pays de Retz, Loire Inférieure. Iris de Douarnez, quatre-vingt-dix-neuf ans, est devenue une légende dans la région. Cloîtrée depuis une décennie au moins dans son manoir, la vieille dame reste un mystère chez la nouvelle génération, qu'...