Vous est-il déjà arrivé de vous demander si votre vie n'est pas en réalité l'invention médiocre d'un auteur peu inspiré ?
Une histoire absurdement longue et ennuyeuse, dans laquelle il ne se passe pas grand chose, mais que pourtant cet écrivain au talent douteux s'acharne à toujours rallonger, jusqu'à ce jour malheureux où il ne saura plus quoi faire de votre personnage et finira par vous tuer, ou pire, vous laisser sans fin, par fainéantise, par manque d'inspiration.
Ou peut-être que ce livre est en réalité excellent, mais que vous n'en êtes qu'un personnage secondaire, de ceux que l'on ne prend pas la peine de développer, qui ne servent qu'à donner l'impression que le monde qui entoure le héros n'est pas vide.
Condamné à n'avoir ni passé ni avenir, ni personnalité ni désirs, bloqué entre deux pages jaunies, vous errez alors sans but, sans autre objectif que de servir celui d'un autre.
- Jenny, tu m'écoutes ?
Le personnage d'encre en face de moi me parle. Pourquoi elle me parle ? Attendez, l'auteur cherche une explication.
Ah oui, ça y est, grâce à l'originalité débordante de l'auteur, j'ai hérité d'une meilleure amie nommée Karen, et d'un prénom absolument immonde tout droit sorti d'une série américaine pour ados boutonneux.
- Jenny !
La dénommée Karen me parle toujours. Comment je le sais ? Aucune idée. Elle n'a ni voix ni image, je ne sais même pas où nous sommes.
Eh, toi ! Oui toi, l'auteur ! Ça te dirais de faire avancer l'histoire au lieu de flemmarder ?
Les images se dessinent autour de moi. Nous sommes dans une salle de cinéma un peu miteuse, aux sièges recouverts d'un affreux tissus à fleurs, il n'y a presque personne et je ne sais même pas quel film nous sommes venues voir. Cela n'a visiblement pas d'importance pour la trame narrative. Karen est penchée vers moi, le coude sur le dossier de son fauteuil et la tête dans la main comme si elle était trop lourde pour se porter toute seule. Ses cheveux bruns lissés au fer dégringolent sur ses épaules couvertes d'une veste kaki, ses grands yeux bordés de cils alourdis par un mascara bon marché me fixent.
Je n'ai donc devant moi qu'une veste, des cheveux et des yeux. J'imagine que le reste est laissé à l'imagination du lecteur...
- Jenny ! Répète Karen pour la énième fois.
- Quoi ? Je finis par répondre, exaspérée par l'inutilité du dialogue.
- Regarde sous ton siège, me dit-elle simplement.
- Sous mon... je commence, mais elle a déjà disparu avec le décor. Ne restent plus que moi, et le fauteuil usé sur lequel je suis assise.
Machinalement, je me plie en deux et passe ma main sur le sol lisse en dessous de moi. Elle butte sur quelque chose.
Ma main tâte et examine le curieux objet. C'est un petit livre, dont la couverture blanche annonce sobrement « Lucidité ». Je l'ouvre. Seules deux pages sont gribouillées de lettres de typo. Sur la deuxième s'inscrivent au fur et à mesure de ma lecture de nouveau mots. Les derniers que je lis sont « Les derniers que je lis sont ». Désespérée, je tourne les yeux vers le néant au dessus de moi, addressant à un écrivain invisible un majeur levé magistral.