Chapitre Cinq

54 13 1
                                    


Il faisait sombre, il faisait froid. La nuit venait juste de tomber, et on apercevait encore quelques rayons de soleil à l'horizon et la pleine lune éclairait parfaitement les marais, pourtant, dans le château c'était l'obscurité la plus totale qui régnait. Peut-être parce que les Ténébreux ont toujours, comme leur nom l'indique, aimé les ténèbres.

Seule la salle du trône était éclairée par quelques torches. Ulysse de Sombrelune, aussi appelé très couramment "le Maître", se trouvait confortablement installé sur son fauteuil en or massif perché sur l'estrade qui lui permettait de surplomber ses sujets lors des audiences, même ceux qui étaient plus grands que lui dans la réalité. Le Maître n'avait jamais été très grand ni très musclé, mais il était redoutablement intelligent et cruel, ce qui l'avait hissé très rapidement au sommet de la hiérarchie de son peuple. Il était le roi, et tout le monde lui obéissait.

Il ne se trouvait pas seul dans la pièce. Debout en face de lui, en face de l'estrade, se trouvait un jeune garçon d'une douzaine d'années habillé aussi sombrement que l'homme en face de lui, ce qui n'avait rien d'étonnant car en réalité, il était son père. Edward de Sombrelune, surnommé Noiraud à cause de sa méchanceté assez précoce pour son âge, se tenait bien droit devant le Maître et attendait ses instructions. Seul un observateur avisé aurait remarqué la nervosité qui le rongeait. Malheureusement pour lui, son père était de ceux là.

-Je sens venir les mauvaises nouvelles, gronda le roi des Ténébreux en rivant ses yeux plus noirs que la nuit dans ceux de son fils qui ne détourna pas le regard. Et tu sais très bien que je déteste les mauvaises nouvelles.

-L'escadrille que vous avez envoyée est rentrée bredouille, marmonna Noiraud en baissant finalement la tête, jouant la soumission. Ils n'ont pas trouvé le moindre château, ni le moindre petit Elementaliste dans la région qu'ils ont explorés.

Le Maître poussa un cri de rage et se leva d'un bond. Son fils eut un mouvement de recul, mais se reprit aussitôt. Il savait qu'Ulysse de Sombrelune détestait les aveux de faiblesse, surtout de la part de son unique héritier pour le trône.

-J'étais pourtant sûr de mon coup, cette fois ! hurla le roi désormais déchaîné par la fureur. Je sentais la présence de leur ridicule Intemporia dans cette forêt. J'étais sûr de remporter enfin la victoire, de tous les exterminer jusqu'au dernier ! Mais non, ces petites fouines continuent de courir dans la nature. Ah, ils doivent bien se moquer de nous, les lâches, les traîtres, les fourbes, les...

-Père, intervint Noiraud d'un air légèrement agacé, comme s'il avait du mal à supporter les crises de rage de plus en plus fréquentes du Maître. Laissez-moi finir.

-Oui, très juste, très juste, dit distraitement Ulysse, oubliant de punir son fils pour l'avoir si brusquement interrompu.

-Donc, l'escadrille n'a rien trouvé. Ils ont rebroussé chemin, non sans avoir envoyé un éclaireur seul dans le cas où il trouverait quelque chose dans la partie ouest de la forêt qu'ils n'avaient pas exploré.

-Comment donc ?! Qu'entends-je ? Pourquoi n'ont-ils pas été dans la partie ouest ?!

Noiraud leva les yeux au ciel.

-Parce que vous ne le leur avez pas demandé ! Bref. Ils ont quitté les bois, mais à mi-chemin ils ont été rejoins par l'éclaireur qui avait des nouvelles fort intéressantes à transmettre...

-Viens-en aux faits ! s'énerva le roi en portant la main à son épée comme s'il avait envie d'embrocher quelqu'un.

Le garçon recula vivement, et reprit son rapport là où il l'avait interrompu :

-Il a trouvé un champ de force. Très puissant. Il protégeait une colline, la plus haute de la forêt. Le général responsable de l'escadrille pense que c'est là que se trouve Intemporia. 

-Il pense ? siffla le Maître, goguenard. Il pense où il est sûr ? Si jamais il s'est trompé, il y perdra plus que sa fonction...

-L'éclaireur a évidemment essayé de passer le champ de force, mais n'y est pas parvenu, poursuivit Edward en ignorant royalement les moqueries de son père -il avait l'habitude. Apparemment, seuls les pensionnaires et les surveillants Elementalistes sont autorisés à entrer. Peut-être la protection est-elle l'oeuvre de la Chronosphère.

-Peut-être... fit le Maître d'un air songeur. 

Puis, son visage pourtant peu enclin au contentement (à part celui de l'autosatisfaction, bien sûr) s'éclaira brusquement et il descendit d'un bond de l'estrade.

-J'ai une idée. Connaissant le fonctionnement de la Chronosphère, si c'est bien son pouvoir qui est à l'origine du champ de force, elle ne laissera entrer que ceux qui ont l'autorisation des habitants du château. Donc, les nouveaux pensionnaires sans aucun doute. 

-Vous pensez à envoyer un espion se faisant passer pour un Elementaliste dans Intemporia ? comprit Edward.

-Pas n'importe quel espion. Toi, mon fils, tu feras parfaitement l'affaire.

Noiraud écarquilla les yeux.

-Moi ?

-Oui, toi. Tu es le seul en qui j'ai confiance pour accomplir cette mission. Tu devras gagner leur confiance, trouver la cachette de la Chronosphère, la voler et me la rapporter. A ce moment là, le champ de force devrait tomber et nous pourrons alors envahir ce maudit château et exterminer cette vermine une bonne fois pour toute. 

-Ce plan est génial, Père, mais il y a un petit problème, affirma Noiraud d'une voix soudain mal assurée. Comment pourrais-je me faire passer pour un Elementaliste ? Nous, les Ténébreux, n'avons pas du tout les mêmes pouvoirs. 

-Avec ton Don, tu peux faire pousser des plantes en accéléré à partir de graines, non ? 

-Oui. En théorie. Et donc ?

-Donc, tu te feras passer pour un Elementaliste des Plantes. Ils ne se méfieront pas de toi, ce sont les moins puissants. Et ainsi, tu auras quartier libre. Qu'en dis-tu ?

-De toute façon, j'imagine que je n'ai pas le choix, soupira le jeune garçon.

-Effectivement. Mais penses-tu que cela marcherait ?

-En théorie, Père, tout est possible. 

-Bien.

Le Maître parut satisfait de la réponse laconique de son fils, car après tout, ce qu'il aimait le plus, c'était la théorie. Il se plaisait souvent à dire qu'il avait transmis toutes ses qualités à son héritier : une intelligence redoutable, une cruauté à peu près égale, mais aussi un certain orgueil. Ils étaient tous les deux aussi manipulateurs l'un que l'autre, mais comme on dit souvent, l'élève dépasse le maître. Si Ulysse de Sombrelune envoyait le gamin le plus loin possible du trône, c'est qu'il avait peur de ses pouvoirs. Car Noiraud était bien plus puissant que lui, et si jamais il décidait de se rebeller d'une manière ou d'une autre, il ne pourrait pas l'en empêcher. 

Peut-être valait-il mieux s'en débarrasser, songeait-il alors qu'Edward quittait la pièce. Bientôt. Très bientôt. Quand il aurait fini sa mission, le Maître l'enverrait rejoindre ses frères aînés, tous morts accidentellement. Après tout, fallait-il vraiment garder un héritier pour le trône ?

Un héritier qui pouvait s'avérer dangereux ?

Ulysse de Sombrelune eut un sourire mauvais. Voilà ce qui le différenciait de Noiraud ; lui n'avait aucune pitié. Il se servait des autres comme d'outils, et les jetait quand il n'en avait plus besoin. Si le gamin se faisait prendre et tuer par les Elementalistes, cela importait peu. Il mourrait de toute façon, même s'il revenait avec la Chronosphère. Le roi ne pouvait se permettre de le garder en vie. Avec un rictus, il imagina le môme en train de se dépêcher d'accomplir sa mission.

Court, petit, court... tant que tu le peux encore.


 

AMIA WHITE - 1. La ChronosphèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant