Auxerre, 1933
Sur les étals d'une brocante, aux premiers éclats du jour, un ourson sale et ronchon toisait les trop rares frères et sœurs qui s'égaraient, à la recherche d'un Graal ou d'une menue distraction, pour tromper l'ennui.
Ses yeux sévères, engoncés dans la pilosité rugueuse et brune de son visage curieusement aplati, foudroyaient : ne m'adopte pas, ne m'adopte pas ! Mais tout enfant qui rencontrait son regard s'attachait aussitôt, férocement même... jusqu'au caprice, parce qu'il a toujours été de bon ton de vouloir ce qui nous résiste. Cela, mieux que quiconque, les enfants le savaient.
André et Guy, deux jumeaux débonnaires, à l'entente cordiale, l'aperçurent non loin des voiturettes qu'ils convoitaient bruyamment. Ils s'en rapprochèrent, intrigués. Puis, charmés par son air unique de mauvais ourson, ils s'observèrent un temps sans parler : un langage qu'eux seuls comprenaient.
Très vite, André, tira plusieurs fois sur le manteau de sa mère, Yvonne, avant de pointer du doigt l'ourson mal léché ; Guy prit la main de son père, Henry, et lui dit d'une voix étonnée : « regarde ce petit ours ! Je le veux, je le veux ! »
« Il est plutôt laid et sale, objecta la mère, visiblement peu charmée.
- Les garçons, poursuivit le père, vous n'avez plus l'âge de vous enticher d'une telle peluche ! Prenez donc chacun une voiture ou un camion ! »
Mais les véhicules qui les faisaient tant rêver quelques minutes plus tôt, bien que splendides et dans un état convenable, ne les intéressèrent plus. Cet ourson les fascinait à sa façon de les mitrailler de ses yeux marron, par des lueurs qu'ils semblaient seuls à voir. Sur leurs visages délicats se gravèrent aussitôt les stigmates de la déception, ceux des enfants punis de n'avoir rien commis ou brisés dans leur élan de joie immense.
Yvonne et Henry, de leur côté, n'y voyaient qu'un ancien doudou baveux, terreux, qui, même lavé à grande eau et frotté au savon, serait toujours abject. Mais le cœur des enfants, parfois, a ses raisons que la raison ignore et la mère des jumeaux, désireuse de leur faire plaisir, s'avança vers l'homme à la triste mine, tout de noir vêtu, qui tenait le stand. D'une voix douce et affable, elle lui en demanda le prix.
Son époux tenta de la dissuader alors qu'elle sortit une bourse de son manteau trapèze. Il objecta à ce geste inconsidéré qu'il n'y avait qu'une seule peluche et que cela serait, à n'en point douter, un obstacle à leur bonne entente, une porte ouverte vers les disputes et autres dissensions.
« Mais non, on sera sage, c'est juré ! promis Guy.
- Oui, surenchérit André, chacun un jour !
- Et bien, c'est qu'ils grandiraient vite ces petites canailles ! » s'étonna Yvonne, pleine de fierté.
Heureuse de ce qu'elle venait d'entendre, elle n'hésita pas une seconde à se débarrasser d'une dizaine de francs bien qu'elle trouvât cette somme exagérée. De voir enfin disparaître cette horreur miteuse de son étal, le vendeur sembla soulagé d'un poids et, pour la première fois, darda l'esquisse d'un sourire.
Sur le chemin du retour, les deux jumeaux se chahutèrent gaiement pour porter Teddy, ce qui fit sourire les parents, amusés de ce petit jeu. Teddy... Ce prénom s'imposa à la bouche de tous sans que cela ne leur paraisse mystérieux. Difficile néanmoins de savoir ce que les enfants trouvaient à cette peluche aussi répugnante que sale mais c'était amusant de les voir se chamailler pour si peu. Arrivés à domicile, il fut décidé qu'elle devait être propre pour intégrer la famille. Les jumeaux, portés par un enthousiasme extatique, apportèrent à leur mère une bassine, une serviette et un bloc de savon.
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Bradbury's Babies
Short StoryRecueil des nouvelles que j'ai créées dans la cadre du Bradbury Challenge 2017-2018. Objectif du challenge : écrire une nouvelle par semaine, pendant un an. Mes objectifs : la régularité, me dépasser, dompter l'envie, aller dans des genres ou des r...