Chapitre 27 - Joie hors du temps

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Les jeunes Archivistes se tenaient debout devant leurs tables de travail, un air concentré et affairé sur le visage. Céleste finissait de graver sur la pierre le dernier symbole du souvenir de la petite Mary. En effet, chaque souvenir était conservé dans une pierre correspondant aux prunelles de celui qui l'avait récolté. Il fallait pour cela graver une série de symboles complexes représentants le nom de la personne, la date et le sujet, grâce à son graveur. Ses symboles possédaient une propriété magique leur permettant de conserver un souvenir dans un objet matériel et de le visualiser à nouveau en traçant dans l'air les symboles inscrits dans la pierre.

Avec un soupir de soulagement, Céleste rangea enfin son dernier souvenir dans l'un des tiroirs des Archives. Ils se
trouvaient dans une vaste salle souterraine semblable à une grotte, aux parois de pierre brute partiellement couvertes de tiroirs, et éclairée par des cristaux lumineux encastrés dans la pierre. Pourtant, la jeune fille ne pouvait être en paix. Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? Et elle tremblait en songeant que l'on puisse le découvrir. Céleste regrettait amèrement cet élan de compassion qui lui avait fait commettre une telle faute. La jeune fille désirait plus que tout au monde pouvoir revenir en arrière, être capable d'utiliser les portails spatio-temporels afin voyager dans le passé, et effacer cette erreur. Mais c'était impossible.

Et, quelque part, elle ne pouvait s'empêcher de se révolter contre les Archivistes, de se répéter que ce qu'elle avait fait était un bon et noble choix, car pénétrer les souvenirs des gens signifiait également briser leur intimité, briser l'une des seules choses dans laquelle on croit être libre à jamais : la pensée. Alors, la jeune fille prit une profonde inspiration, calma les tremblements de son corps, et se dirigea d'un pas magistral et assuré vers la sortie.

Tout s'était passé si vite ! Céleste se trouvait dans la chambre d'enfant, adossée au chambranle de la porte, son cœur se jetant précipitamment contre ses côtes. Elle avait déserté cette chambre, ce tombeau, encore chamboulée d'avoir pu commettre un tel sacrilège. Elle n'avait alors plus qu'une envie : fuir la demeure, fuir le plus loin possible de la maison de M. Michel. La jeune fille ignorait en parti la signification du poème d'Arthur, mais elle en savait suffisamment pour comprendre qu'elle avait pénétré dans la chambre d'une morte. Elle s'était alors rapidement dirigée vers la porte-fenêtre, mais, une fois sur la terrasse, s'était rappelée qu'elle n'avait pas encore effectuer sa mission. À contre-cœur, elle s'était donc détournée de sa trajectoire, revenant sur ses pas jusqu'au salon où se trouvait Arthur Michel. Céleste l'avait trouvé assis dans un fauteuil auprès du feu, la tête entre les mains, les coudes posés sur ses genoux, fixant de ses yeux emplis de chagrin et de douleur des documents éparpillés sur la table-basse. Avec horreur, la jeune fille s'était aperçue qu'il s'agissait de photos sur lesquels se trouvaient encore et toujours la même fillette aux yeux couleur de mer et aux cheveux couleur soleil, tels les décrivaient le poème.

Céleste savait par quel angle regarder dans ses yeux profonds afin de récupérer ses souvenirs sans craindre d'être vue. Mais elle s'était retrouvée incapable de le faire. Elle n'avait pas besoin de pénétrer la mémoire du vieil homme pour deviner la douleur qui l'habitait, le chagrin qui le rongeait. Et récolter ses souvenirs lui était apparu comme un sacrilège. Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas, connaître son passé. Tout ce qu'elle désirait à ce moment-là était s'en aller et laisser en paix le vieillard. Céleste ne pouvait se résigner à le faire souffrir davantage, même si Arthur ignorait qu'on lui volait sa mémoire. Bien sûr, la jeune fille savait que les souvenirs n'étaient visionnés qu'en de très rares et exceptionnelles occasions, elle savait que le but des Archivistes n'était pas de briser les barrières mentales des Hommes, mais de préserver les souvenirs de l'humanité. Pourtant, cela lui paraissait mal. Elle avait donc pris sa décision et était partie sans demander son reste, n'ignorant pas que les choses pourraient mal tourner si l'on venait à découvrir qu'elle avait fait preuve de faiblesse devant le devoir.

Le syndrome des cœurs de pierre I - PupilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant