Réflexions d'Inès Azirou depuis une bibliothèque un peu trop grande

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Etre arbre. Un arbre ailé. Dénuder ses racines
Dans la terre puissante et les livrer au sol
Et quand, autour de nous, tout sera bien plus vaste,
Ouvrir en grand nos ailes et nous mettre à voler”

Pablo Neruda


Vous savez, beaucoup de gens pensent que rêver est futile et sans
importance. On m'a trop souvent répété "arrête de rêver !", "tu es encore dans la lune !", "tu es dans ta bulle et ne penses à rien d'autre.", "garde la tête sur les épaules, assume tes responsabilités !". En somme, les gens s'efforcent de vous ramener les pieds sur Terre alors que vous, tout ce que vous souhaitez, c'est justement de vous en évader un peu. Mais faut-il
vraiment être réaliste pour être heureux et réussir sa vie ? Si Louis
Pasteur n'avait pas cru en ses rêves, nous mourrions encore de petites
infections. Si Martin Luther King n'avait pas défendu au prix de sa vie les droits dont il parlait dans son célèbre discours commençant par "i have a dream", les noirs céderaient toujours leur place aux blancs dans le bus. Enfin, si Christophe Colomb n'avait pas eu la tête dans les étoiles, comment aurait-il découvert l'Amérique ?
- Si vous continuez à rêvasser, jeune fille, vous n'aurez jamais votre diplôme.
Sans faire attention à la remarque du bibliothécaire grincheux penché au
dessus de moi, je continue ma réflexion. Ne pourrions-nous pas utiliser l'idéalisme comme moteur de vie ? Une personne qui semble être un peu déconnectée de la réalité, qui ramène à la pensée le sens de l'existence, est appelée "idéaliste". De nos jours, cette expression paraît négative ! Pourtant il suffit de voir la célèbre Malala, cette jeune Pakistanaise à qui on a retiré le droit d'aller à l'école, qui a un idéal,
elle aussi : celui que toutes les femmes puissent étudier. "Je suis persuadée
que les rêves d'aujourd'hui seront les réalités de demain." Son courage et sa détermination lui ont permis de faire avancer la cause pour laquelle elle se bat et lui a même valu le prix Nobel de la Paix 2014.
Je voudrais également vous raconter l'histoire d'une de mes amies, Alice.
Première de la classe depuis toujours, la plus rapide en course et la plus
souple en gym, elle semble exceller dans tous les domaines. Pourtant, à l'approche de la compétition inter-lycées, ma camarade est angoissée. Et si elle n'était pas première ? Le jour J, la jeune fille se sent fin prête, quoiqu'un peu stressée. Elle représente sa classe, tous les élèves comptent sur elle.
Alice prend une grande inspiration, son pied juste derrière la ligne blanche tracée au sol. Le sifflement strident du départ retentit, ses baskets foulent la terre du terrain en un amas de poussière. Sa respiration régulière, est accordée au rythme de chacune de ses foulées. Semant les coureuses unes à unes, elle se retrouve seule en tête. Bientôt, elle entame son dernier tour de piste, jetant un coup d'œil furtif derrière elle pour vérifier qu'elle est toujours loin de ses concurrentes. Prenant une ultime inspiration, elle sent ses poumons lui brûler la poitrine et se tord de douleur. Ses jambes ne cessent pourtant pas leur course effrénée. Une main sur le torse, sa tête lui tourne et
elle s'emmêlent les pieds. Alice s'écroule au sol. Elle sent le terrain trembler, confondant les foulées des coureuses. Désespérée, mon amie sent qu'elles se rapprochent. Sans crier gare, une blonde à la respiration fantomatique la dépasse, veillant à bien la contourner. Folle de rage, Alice tente de reprendre ses esprits et se remet sur ses jambes. Essayant tant bien que mal de doubler son adversaire, elle donne tout ce qu'elle a. Sa face rougit, ses jambes flanchent, ses chevilles tremblent. Tombant une seconde fois, ce n'est pas une mais trente paires de couettes qui la narguent en ondulant au
dessus d'elle. Alice se fixait le but inaccessible qu'est la perfection, idéalisant le bonheur seulement dans cette situation, tirant satisfaction uniquement de la réussite. Comme toute chose, l'idéalisme est à
"consommer" avec modération. Mais qu'est ce réellement que l'idéalisme ?
Je referme le livre pathétique que j'avais ouvert pour que le bibliothécaire me laisse rêvasser. Sur la couverture, est inscrit en capitales "Réussir ses études pour réussir sa vie". Je l'ai quelque peu feuilleté et il n'est nul part mentionné
de croire en nos rêves ou à ce que l'on aime réellement. J'en viens finalement à me demander s'il y a encore de la place pour cet espoir, cette envie de rêver qui illuminent nos pensées, notre façon de voir les choses. Vous savez, quand une idée semble vous effleurer l'esprit mais que vous la chassez rapidement et qu’elle s'évanouit aussitôt ? Je les appelle "étoiles filantes". Si j'avais un seul conseil à donner, ce serait de faire de nos étoiles filantes des satellites à par entière. Qu’elles prennent une réelle place dans notre constellation.
Je décide de chercher la définition exacte du mot "idéal". Parcourant les rayons et les étagères, j'arrive devant une panoplie d'encyclopédies et de
dictionnaires de toutes langues. Faisant courir mes doigts sur les reliures épaisses, je m'arrête et tire un épais dictionnaire. Je l'ouvre et un nuage de poussière semble s'évaporer des pages. Depuis quand n'a-t-il pas été ouvert ? Sûrement depuis que la majorité des gens cherchent leur définitions sur le
web...

Ibiscus,
Icône,
Icosaèdre,
Idéal !

"Idéal, idéale, idéals ou idéaux. Qui est conçu par l'esprit, qui a le caractère
d'une idée"
Un peu déçue par cette définition, je remets le gros ouvrage à sa place et me mets en tête de trouver un livre spécifique sur l'idéal. Dans cette vaste bibliothèque, je ne risque pas d'être à sec ! Malgré moi, je demande de l'aide au bibliothécaire. Avec les trois étages et le sous-sol, je ne vais pas m'y
retrouver. Pendant qu'il m'entraîne dans les escaliers, il continue son
discours ennuyeux sur l'importance d'étudier et me demande quel rapport il y a entre le livre que je cherche et mon avenir.
- C'est pour un devoir, je lui réponds en regardant mes pieds monter les
marches.
A partir de ce moment, il se tait et on n'entend plus que le bruit du parquet craquer sous nos pas. Il n'y a plus beaucoup de monde à cette heure dans la bibliothèque : seuls quelques étudiants très studieux sont penchés sur des piles de livres. Le bibliothécaire s'arrête devant un rayon et me désigne une rangée de romans et de manuels de son doigt tordu.
- Les plus grands idéalistes de l'histoire ont leur place dans cette partie de la
bibliothèque, me dit-il avant de quitter la pièce.
Je saisis un livre fin. Sa couverture est impressionnante. Une galaxie noire,
bleue, violette et avec des touches de vert est criblée d'étoiles, certaines
semblant filer à travers le livre. "Croire en ses rêves, jusqu'où ?" Je l'ouvre à la première page et lit ceci :
"Idéal : modèle que l'on se compose en vue de l'admirer ou de l'imiter. L'idéal est toujours nettoyé par un peu de réalité qui ferait tâche. Alain"
Cette définition me va mieux, pensais-je en souriant. Feuilletant l'ouvrage, je me rends compte, à ma grande surprise, qu'il est récent : le sommaire en dit long.
Quelle est la différence entre les remords et les regrets ? - Page 32
Comment les étoiles ont guidé nos pas à travers quelques dates clefs - Page 36
Est-ce toujours possible de rêver par rapport au monde actuel ? Page 43

Intéressée par cette dernière thématique, je me rends à la page indiquée. Elle
soulève des thèmes très intéressants pour l'analyse des différents freins dans la poursuite de notre idéal comme les situations familiales et financières, le pays dans lequel on vit et sa situation géo-politique, le sexisme, le racisme..Les normes sociales sont frappantes dans notre société, dès que l'on diffère
de la "normalité", on est pointé du doigt. Finalement, quoi que l'on fasse par nous-mêmes, tout sera jugé, analysé. Bien que beaucoup de personnes aient besoin de l'avis des autres pour faire des choix (vestimentaire, musicaux,
scolaire), développer son esprit critique et avoir ses propres goûts, et ainsi une certaine indépendance d'esprit peut s'avérer plus intéressante. Il est important d'être soutenu par son entourage mais si celui-ci vous met une
pression inutile ou qu'il vous impose une autre vision des choses, cela
deviendra nocif. Comme si vous avaliez une bouffée toxique. En somme, pas besoin de quelqu’un d’autre que vous même pour suivre vos rêves (étoiles).
Elles sont perchées là haut pour nous guider, alors suivons les plutôt que
subir ce que nous impose le monde dans lequel nous vivons.
Malgré le fait que le reste du monde nous dise que c'est impossible, personne ne doit pouvoir toucher à notre étoile du berger. Les actualités, plus sanglantes les unes que les autres ne doivent pas bloquer notre imagination, nos buts. Malheureusement, parfois il est impossible pour certains de rêver. Créons notre propre constellation en tissant des liens avec les personnes qui sont réellement là pour nous.
Je décide d'emprunter le livre à la Nébuleuse sur la couverture. Il passe
rapidement des mains du bibliothécaire aux miennes. En sortant, je souffle et me frotte vigoureusement les bras pour me réchauffer. De la fumée sort de
ma bouche à chaque expiration et je l'observe s'évaporer. Mettant mes
écouteurs, ma chanson du moment (Dommage, de Bigflo et Oli) démarre
instantanément.

Yasmine a une belle voix, elle sait qu'elle est douée
Dans la tempête de sa vie, la musique est sa bouée
Face à sa mélodie, le monde est à ses pieds
Mais son père lui répétait : "trouve-toi un vrai métier"
Parfois elle s'imagine sous la lumière des projecteurs
Sur la scène à recevoir les compliments et les jets de fleurs
Mais Yasmine est rouillée, coincée dans la routine
Ça lui arrive de chanter quand elle travaille à l'usine...

Serrant plus fort le livre contre ma poitrine, je traverse la rue éclairée par les réverbères et m'empresse de rentrer.

La tête dans les étoiles Où les histoires vivent. Découvrez maintenant