Djibril (Mélancolie)

79 10 15
                                    

Le village du Kram était, en somme, semblable à bien d'autres. Les maisons s'y étaient bâties les pieds dans le sable, et les murs de craie blanche s'accolaient en vieux amis, percés de volet bleus qu'on aurait cru des tâches de ciel. On y vivait chichement mais jamais l'animation grouillante qui faisait vibrer les rues sales d'avoir tant vécu ne connaissait de répit : À toute heure des gamins sans chaussures tapaient dans un ballon vieux comme le monde, hurlant et riant dans leur langue des mots qui n'en semblaient pas et inattentifs à la surveillance tranquille des vieux qui, assis sur des bancs, embrassaient la plage et jouaient aux cartes, les années ayant fait ruisseler la couleur au bas de leurs cheveux, mais pas de leur regard. Le chahut permanent mais rassurant faisait rouler sur son gros dos de bête le navire sempiternel de la ville, et les hommes le parcouraient avec l'agilité comme innée des matelots dont le pied, si habitué à tanguer, ne peut plus toucher terre sans vaciller.
C'était l'endroit où Djibril avait grandi, avec le soleil qui avait laissé ses souvenirs sur sa peau brune et avec le sable qu'il retrouvait toujours dans ses vêtements. Avec la musique jouée très fort et avec le déhanché hypnotique des femmes au regard souligné de noir. Avec la sérénité infinie des nuits tunisiennes et surtout, surtout avec la mer. Il y avait connu la chaleur accablante, écrasante des après-midi d'août et celle suave et entêtante des soirées passées sur le toit de sa haute maison. La chaleur accueillie d'un soupir heureux des levers de soleil sur le sable, et celle délicieuse qui lave la peau encore mouillée d'eau salée.
Djibril était beau, intelligent, doux. Il avait découvert la lecture tôt et ne s'en était jamais remis, plongeant à cœur perdu dans le grand bouillon de la littérature sans pouvoir étancher la soif toujours plus vive qui l'appelait comme on jette des bûches dans un brasier pour l'attiser sans jamais le satisfaire. Ses beaux yeux noirs s'étaient illuminés devant des romans d'aventure ramenés d'Europe et avaient débordés de larmes en parcourant des poèmes arabes qu'il apprenait jusque tard le soir. Djibril lisait tout ce qui lui passait sous la main, mais ce qu'il préférait, c'était l'Histoire. La grande Explication, le grand Voyage, la grande Découverte. Alors il avait étudié, assidu et transporté par sa curiosité il avait passé son baccalauréat. Obtenant des résultats brillants, il avait fait comme tant d'autres avant lui : il avait quitté son pays pour en trouver un où il aurait un avenir. Sa mère avait pleuré, beaucoup, et sa grand mère s'était fâchée, un peu. Sa petite sœur avait refusé de lui dire au revoir et son père avait posé sa main sur son épaule. Il avait pris son sac, son billet d'avion, et avait quitté sa terre pour la France, le pays des droits de l'homme et du siècle des lumières.
Évidemment il avait d'abord posé pied à Paris, et dépassé par l'irréelle marée humaine qui se jetait à grands remous dans le circuit érodé des bâtiments infinis, il ne s'était jamais senti aussi seul que sur son radeau dérivant vainement sur cette étrange étendue de visages inamicaux. Cherchant à retrouver un peu de son soleil perdu Djibril était descendu dans le Sud et avait rencontré Montpellier, découvrant comme la vie pouvait être différente de ce côté de la Méditerranée. Ici ni la chaleur, ni l'eau ni la nuit n'avaient le même goût, et devant la vieille ville aux murs de pierre, envoûtante mais muette à ses oreilles d'étranger, l'ardeur flamboyante de sa jeunesse s'était montrée sa meilleure arme. Il y avait déniché un petit appartement en résidence étudiante, et était entré à la faculté des Lettres. Ce n'était plus un garçon sans chaussures maintenant mais un jeune homme aux cheveux d'un noir de pétrole et au regard sombre et tranquille, un air d'une sérénité envoûtante sur le visage lorsque ses lèvres mauves s'étiraient en un sourire sage, discret. Djibril avait quelque chose de fascinant, de mystérieux et de séduisant, aussi quand il sortait de son petit appartement pour arpenter avec curiosité les rues du vieux Montpellier, les yeux des filles se retournaient souvent, cherchant les siens, battant des cils. Mais Djibril ne les voyait pas, il ne les voyait jamais. Sauf ce soir-là.

On était vendredi et Djibril ne se sentait plus respirer dans son appartement si étroit. Il venait de clore un roman et, l'ouvrage encore entre les mains, la corne d'abondance tarie il s'était trouvé comme un plongeur à qui l'oxygène vient à manquer à la seconde exacte de son inspiration. Devant le dernier mot du livre, le premier à ne jamais précéder, à ne rien annoncer, il avait été frustré dans sa gourmandise. Laissé ainsi affamé, il fourra un vieux billet froissé dans la poche de son pantalon délavé, mis ses chaussures avec soin en nouant les lacets, et sortit. S'il n'en avait pas l'air, il pouvait lui arriver de se sentir d'humeur à danser, en souvenir des grandes fêtes effrénées du village qu'il avait quitté. Alors il trouvait un bar, une boîte ou ce qui passait et allait se mêler quelques heures aux effluves entêtantes d'alcool et de sueur. Il restait rarement tard, ne buvait pas et ne rencontrait jamais personne. Sauf ce soir-là.

Il était entré dans un club douteux aux environs de minuit, la chaleur étouffante et l'air chargé lui avaient immédiatement fait tourner la tête. Aveuglé, assourdit et muet il s'était acheminé péniblement dans le corps turbulent dont il souhaitait joindre les rangs anonymes pour y voir disparaître son visage et son nom comme dans une bouteille à la mer. Pénétrant la piste et ses remous véhéments, Djibril avait clos le rideau de ses paupières et laissé son être se donner au rythme puissant qui vibrait en tambour de guerre jusque dans sa chair. Ballotté en tous sens comme en proie aux déferlantes, abandonné, consumé, Djibril offrait son navire à l'océan. Puis, il ouvrit les yeux, et plongea dans Les Siens.

D'un bleu sombre comme celui de la mer quand elle chagrine il y fit merveilleux naufrage. Perdant le souffle, buvant la tasse, Djibril disparu dans ces pupilles immenses et abyssales, deux maelströms magnifiques qui émurent quelque chose en son âme avec l'ardeur délicieuse d'un chant de sirène. Les yeux s'approchèrent, ils appartenaient à un corps, c'était celui d'une femme. Une jeune femme d'à peu près son âge dont le regard sulfureux s'était frayé un chemin à travers des boucles blondes dansant sur un front pâle. Une jeune femme d'à peu près son âge dont le corps doucereux s'était frayé un chemin à travers des silhouettes moribondes dansant sur un air animal.

Sans ouvrir les lèvres qu'elle avait rondes et roses, la jeune femme posa ses mains sur les épaules de Djibril, et lui gagna ses hanches. Le contact était nouveau mais semblait brumeusement familier, miraculeux et nécessaire, et leur corps se mit en branle comme une machine archaïque ferait rouler ses rouages pour la première fois depuis la nuit des temps.

Ils partagèrent une danse et un souffle, et quand la musique toucha à son terme la jeune femme prit la main de Djibril. Sans un mot elle se retourna et le tira derrière elle à travers la foule.

Se laissant guider aveuglément mais sans l'once d'un doute Djibril suivit l'inconnue jusqu'à l'extérieur du club. En poussant la porte l'air frais de la nuit pénétra leurs poumons avec l'effet salvateur du retour à la surface d'une apnée prolongée.
Elle le regarda et murmura son prénom: "Alizée". Elle l'avait dit d'une voix rauque comme si elle avait du la repêcher, comme si elle l'avait oubliée, engloutie dans les tréfonds de sa gorge envoûtante. Il frémit et souffla du même ton: "Djibril".
Elle sourit, d'un coin des lèvres seulement, on aurait dit qu'elle reconnaissait son prénom, qu'elle s'en souvenait, qu'elle l'avait toujours su.
"On va chez moi?"
Djibril acquiesça.

Elle tendit à nouveau sa main, l'offrit, plutôt. Et il l'accepta, prenant doucement ses doigts tièdes. Ils marchèrent côte à côte sur une trentaine de mètres, elle habitait tout près.

Le Cimetière des ÉléphantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant