Chapitre 1

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Or voici la légende.

J'ai toujours fait attention à mes premières fois : je me souviens avec précision de ma première cigarette, de mon premier voyage en avion, de la première fois où j'ai vu ma sœur à la maternité, où j'ai été à l'opéra ou encore de mon premier baiser. Peut-être que je suis un peu niaise, ou peut-être est-ce parce que ces moments ont toujours réussi à provoquer en moi cette sensation de plonger vers l'inconnu, un saut de plus dans l'infinité de la vie, où même la chose la plus anodine peut rester gravée à jamais.

Aussi, la première image qui s'impose à moi à l'aube de ma nouvelle vie est celle d'un quai de gare noir de monde, où s'entrecroisent des dizaines de personnes. On y devine des femmes et des hommes d'affaires, qui s'empressent de monter dans les trains de fin d'après-midi pour rentrer chez eux, des familles qui reviennent de vacances et d'autres qui en prennent. C'est, tout compte fait, une image terriblement banale, mais elle m'arrache un sourire béat. Arriver ici, fouler ce sol de mes pas, signifie pour moi un nouveau départ, la possibilité de tout recommencer sur des bases plus saines.

C'est quand une femme me bouscule dans sa course que je comprends gêner les gens en restant debout là au milieu, à regarder le temps filer comme une héroïne de comédie romantique attendrait que l'amour de sa vie ne lui tombe dessus : Anna Mercy, l'éternelle étourdie, récidiviste compulsive : la rousse qui vivait dans les étoiles. Le pire dans tout ça, c'est que je déteste profondément les comédies romantiques. Je suis plutôt du style tragédie ou film d'horreur : les gens heureux, ça m'énerve. Je me décide finalement à laisser ma valise traîner derrière moi alors que mon train repart déjà : lui continuera son périple vers le sud.

J'emprunte la rampe piétonne qui permet de rejoindre la partie inférieure de la gare, et sa pente prononcée conjuguée au poids de ma valise me force à accélérer le pas. En bas, je découvre un hall bruyant, en travaux, et mon premier réflexe est de chercher une sortie, avant même de tenter de comprendre où prendre le métro. Je crois que c'est à ce moment-là que je réalise vraiment ce qu'implique ma nouvelle vie ici : la renonciation au calme des petites villes de campagne, la plongée dans un monde citadin où le brouhaha ne s'arrête jamais.

Je suis quelque peu soulagée de voir que je suis sortie du bon côté pour prendre le métro. Je ne m'attarde pas longtemps sur la place qui surplombe la gare, juste en face du grand centre commercial de la ville, devant lequel se pressent les trams et les bus, et m'engouffre finalement avec assurance dans les souterrains. Un rapide coup d'œil à la carte du réseau suffit à confirmer le plan d'attaque que j'avais méticuleusement préparé avant de venir : ligne B, directe jusqu'à Jean Macé, là où m'attend mon nouvel appartement. C'est avec amusement que je me surprends à apprécier les petits spots publicitaires diffusés sur les murs des stations par la société qui s'occupe des transports urbains, en sachant pertinemment que ces mêmes spots me feront vomir de dégoût dans trois mois, à force de les voir en permanence. En fait, je n'y ferai sûrement plus attention.

Il fait chaud quand je ressurgis à la surface. Grande habituée des températures plus modérées de la Bretagne, je m'empresse de gagner mon appartement, à deux pas de la station, dans une résidence étudiante réputée plutôt calme. L'état des lieux ayant déjà été fait quelques jours plus tôt par mon père qui était de passage dans la ville pour des raisons professionnelles, je n'avais qu'à me laisser tomber lourdement dans mon lit, et enfin souffler cinq minutes après mon voyage éprouvant.

Six appels en absence, dix messages et deux heures plus tard, un rapide coup d'œil au cadran de ma montre manque de me faire faire un arrêt cardiaque. Je compose le numéro sans même regarder l'écran de mon téléphone, et je file en même temps à la salle de bain pour me passer un peu d'eau sur le visage. L'appel est bref : oui maman, je vais bien. Oui, je suis bien arrivée, oui, je suis bien vivante et non, je ne suis pas déjà en train de faire la tournée des bars, je me suis juste endormie.

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⏰ Last updated: Aug 06, 2018 ⏰

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Le chant des cigalesWhere stories live. Discover now