Chapitre 34 - Découvertes

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— Et là, juste au-dessus de nous, c'est la constellation d'Orion... Tu vois, Alnitak, Alnilam et Mintaka forment sa ceinture, et Betelgeuse, Bellatrix, Rigel et Saïph son corps...

Céleste sourit et entreprit mentalement de relier entre elles chaque étoile qui constituait Orion afin de faire apparaître le dessin. Allongée au milieu d'un pâturage où paissaient paisiblement des percherons, ces magnifiques chevaux de trait, la jeune fille contemplait le ciel nocturne terrestre en compagnie d'Arthur qui se révélait être un véritable adepte d'astronomie et d'astrophysique, en plus d'être écrivain et conteur.

— Tu m'as l'air songeuse Céleste Wonderline, remarqua-t-il.

Céleste tourna la tête vers lui et poussa un soupir à fendre l'âme. Elle hésita quelques instants et finit par se confier... En omettant certains détails.

— L'un de mes proches amis a disparu il y a quelques semaines...

Arthur la contempla longuement d'un regard pénétrant. Il semblait sonder son esprit et ses pensées les plus intimes ; mais Céleste savait que ce n'était qu'une simple impression, et qu'il n'en ferait rien.

— Si tu veux le retrouver, finit-il par dire, il te faut revenir à ton point de départ... Seul un retour aux origines te permettra de le retrouver. Retourne sur tes pas, et peut-être que tu retrouveras plus que ton ami. Peut-être que tu te retrouveras toi-même, Céleste Wonderline...

***

— Céleste ? Tu peux me passer le nectar de fleur crépusculaire ?

Céleste sursauta, et se tourna vers Lætitia, qui arquait un sourcil surplombant ses yeux démesurément grandis par les verres de ses lunettes de protection. Sa blouse blanche était partiellement mouchetée de tâches fluorescentes, et ses cheveux noircis aux pointes étaient dressés sur sa tête, la couronnant d'une coupe de savant fou relativement comique.

La brune papillonna quelques secondes des paupières, puis saisit le becher empli d'une poudre oscillant entre le jaune luisant et le bleu nuit, pour le passer à sa camarade.

— C'est un peu tard, grommela celle-ci, on doit tout recommencer, maintenant.

— Désolée, marmonna Céleste. J'avais la tête ailleurs...

— Comme toujours, coupa Lætitia, un sourire en coin adoucissant sa remarque.

Ce qui n'était pas totalement faux, quelque part.

— Depuis que Loriana ne nous fournit plus en sérum de Parlotte, je suis assez inquiète de ne pas en avoir un stock suffisant...

En effet, le breuvage leur permettant de comprendre les populations terriennes à la langue si différente de celle nocturne faisait désormais partie de leurs acquis et n'était plus fourni par leur Superviseur principale, les apprentis ayant suivi une formation approfondie sur sa concoctions très récemment en cession de Pratique. Et si Céleste, ayant longuement vécu sur Terre, n'en avait pas besoin, il était plus que nécessaire à sa camarade qui ne comprenait sans cela pas un mot de français ou d'anglais.

— Je trouve quand même ça incroyable, poursuivit la blonde, qu'un seul et unique monde puisse posséder autant de langages différents. Enfin, je veux dire, ça ne doit pas être complexe d'habiter un lieu si vaste sans pouvoir communiquer avec tous ses habitants ?

— Premièrement, répondit Céleste tout en mélangeant la mixture grisâtre bouillonnant furieusement sur son réchaud, il n'est pas indispensable d'apprendre d'autres langues que celle du pays dans lequel nous habitons, si l'on y reste. Mais à partir du moment où l'on désire voyager, cela devient compliquer sans connaître au moins quelques notions d'anglais, qui reste la langue parlée dans la majorité des pays sur Terre. Mais de toute façon, elle nous est enseignée à l'école, ainsi que d'autres langues, bien sûr. Moi, par exemple, je parviens à comprendre plus ou moins correctement l'anglais et l'espagnol. Après, il peut être intéressant d'apprendre aussi le chinois, qui est le langage le plus parlé au monde. Ça dépend un peu de nos ambitions, tu vois. Et deuxièmement, le langage n'est pas le seul moyen de communication au monde, Tia. Lorsque j'étais petite, mes parents et moi avons passé deux semaines de vacances en Espagne. Je me rappelle avoir joué avec d'autres enfants sur la plage, sans parler un mot d'espagnol. En fait, à cet âge-là, la langue ne signifie rien. Ah tiens, un exemple de langage universel : la musique. Elle circule partout sur Terre, peu importe les nationalités. Des français peuvent écouter de la musique anglaise ou même, que sais-je, irakienne, peu importe. Elle permet de transmettre sans les mots et les phrases, de partager les vœux, les souhaits, les messages porteurs d'espoir de chacun, nonobstant les frontières. Et tous la comprennent. Tu vois, au fond, parler ne signifie rien. C'est un mot vaste que l'on associe toujours à la voix, alors qu'il signifie bien plus.

Lætitia hocha la tête, bouche bée, sans cesser de la contempler, ce qui lui arrivait fréquemment lorsqu'elle écoutait Céleste décrire avec passion et nostalgie sans ancienne vie.

— Tu devrais remuer, ou ça va encore brûler.

La blonde s'en retourna rapidement à son sérum et éteignit le réchaud.

— Ce qui est fou, dit-elle enfin, c'est que lorsque tu parles de ces différents langages, tu emploies toujours le mot « apprendre ». Et pourtant, on ne t'a jamais enseigné le Nocturne et tu le parles et le comprends parfaitement, naturellement. Tu n'as même pas d'accent terrien !

Céleste secoua la tête, indécise, et se tordant les mains.

— Je ne sais pas... C'est comme si j'avais toujours su comment l'employer. Je ne me rends même pas compte que je parle une autre langue que le français !

— En gros, c'est comme si tu étais constamment sous sérum de Parlotte.

— Oui... Sauf que cela n'opère qu'avec le français et le Nocturne. En fait, maintenant que tu le dis, lorsque j'habitais sur Terre, la première question que chacun me posait était : « t'es de quelle origine ? », à cause de mon accent singulier et inhabituel. Évidemment, je fronçais les sourcils en répondant que j'étais française, mais ça ne prenait jamais, et je recevais toujours un regard de travers. De nature, mon cerveau doit sûrement connaître ma langue d'origine depuis toujours, et à mon avis, j'ai simplement appris le français à force de l'entendre autour de moi. De plus, ma mère devait sûrement absorber une bonne quantité de sérum de Parlotte par jour, car ce dont je suis certaine, c'est qu'elle ne m'a jamais parlé Nocturne lorsque j'étais petite.

Un silence suivit ces paroles, sûrement instauré avec fourberie par l'allusion à sa génitrice, dont elle n'avait aucune nouvelle, car l'hôpital s'obstinait à ostensiblement ignorer ses incessants appels.

— Alors les filles, ça avance ?

Céleste sourit alors que Roméo venait se poster à ses côtés.

— Laisse-moi deviner, railla Lætitia avec un regard mauvais pour son ami, tu as déjà terminé ton sérum ?

— Bah, tu sais, la Pratique a toujours été mon point fort, rétorqua-t-il avec un haussement d'épaules désinvolte.

— Sérieux ? La vantardise ne te va absolument pas, Roméo.

— Ah, avoue que tu es jalouses, Tia !

— Jamais, imbécile. Maintenant, si Môssieur voulait bien prendre congé et nous laisser en paix...

À peine ces paroles claquèrent-elles dans l'air que la bonne humeur générale retomba aussi rapidement que les épaules du garçon ainsi que son sourire.

— En fait, je suis plutôt venu pour parler sérieusement.

— Ah ? Tu t'y connais, toi, en sérieux ? T...

— Lætitia ! Je voulais vous parler de Hugot.

— Ah.

La blonde baissa les yeux, laissant retomber ses prunelles vers ses chaussures, alors que Céleste se détournait brusquement pour se replonger corps et âme dans sa concoctions, tout son esprit pourtant tourné vers le disparu. Se mordant la lèvre, elle se mit à mélanger sa mixture à toute allure, manquant de briser la cuillère de bois tant ses doigts étaient crispés autour du manche.

— Ça ne vous semble pas un peu étrange que personne ne tente quoique ce soit pour le retrouver ? poursuivit l'adolescent aux cheveux paille. Enfin, je veux dire, d'ordinaire, lorsqu'une personne ne donne plus signe de vie, tout une escouade se lance à sa recherche. Et là, rien.

Et il n'avait pas tord. Depuis cinq semaines que Hugot avait disparu, aucun formateur ne semblait prendre en compte son absence, et Céleste s'était presque attendue à ce que la police – ou du moins l'équivalent nocturne – vienne enquêter, mais nul ne paraissait juger importante la disparition d'un jeune adolescent d'une quinzaine d'années.

— Personne ne nous dit rien, et là... Attendez, vous êtes au courant pour Amælie ?

Lætitia laissa échapper un soupire suintant de tristesse.

— Que ça fait trois jours qu'elle se mure dans sa chambre et qu'elle se laisse aller au désespoir sans plus venir en cours ? Oui, merci Roméo, on est au courant !

Le garçon laissa échapper un claquement de langue exaspéré.

— Mais non ! Que ça fait au moins deux heures qu'elle est enfermée dans le bureau de Mme. Séliary avec cette dernière !

Cette fois, la cuillère cassa nette entre les doigts de Céleste alors que sa camarade hoquetait d'indignation.

— Quoi ? Cette harpie se permet de l'interroger alors qu'Amælie est au plus mal ?! Argh ! Ça, ça va pas passer avec moi, je vous le promet ! Vous venez oui ou non ?

Et abandonnant leurs breuvages fumant, et ignorant les protestations animées de leur formateur, les trois amis s'échappèrent de la salle et se lancèrent au pas de course dans le couloir.

***

Lorsqu'ils arrivèrent devant le battant les séparant du bureau de leur Inspectrice générale, Lætitia avait viré au rouge, et, fulminant, elle poussa le panneau sans même prendre en compte le heurtoir de bronze.

La porte bascula complètement sur ses gonds et alla percuter le mur avec violence. Mme. Séliary leva vers les nouveaux arrivants un regard d'abord confus mais virant rapidement à la colère, alors qu'Amælie se retournait sur sa chaise, des larmes striant sa peau mate, ses cheveux bruns foncés collant à ses joues humides.

— Comment ose..., commença l'inspectrice, avant d'être coupée par Roméo.

— Vous nous excuserez, on emmène cette jeune fille avec nous, fit-il d'un ton sec.

La jeune fille se leva en titubant et quitta la pièce en levant la tête avec ce qui lui restait de dignité. Bien qu'elle ne portait toujours pas son uniforme, lui préférant ses inséparables marinières, elle n'avait plus rien de l'adolescente comique et rebelle, hautaine et irrespectueuse, singulière et amusante. Non, les yeux verts d'Amælie avaient perdu leur lueur enjouée et fourbe, et son corps ne paraissait désormais qu'abriter un esprit frêle et éperdu, vulnérable.

Lætitia passa son bras autour de ses épaules dans un geste protecteur, alors qu'ils s'engageaient tous dans les escaliers menant aux chambres.

Une fois parvenus dans celle d'Amælie, le quatuor se laissa tomber sur son lit défait aux draps retournés, alors que Lætitia pestait, fulminait, insultant de mille noms d'oiseaux leur Inspectrice générale.

— Qu'est-ce qu'elle t'a demandé ? intervint finalement Roméo. Elle t'a interrogée à propos de... Enfin, sur ce qui a bien pu lui arriver ?

La brune secoua la tête tout en se remettant à sangloter.

— Mê... Même pas sur ce qui vient d'arriver ! Elle... Elle voulait savoir ce... Ce qu'il s'était passé la... La dernière fois !

Un silence pesant suivit cette déclaration, alors que les trois autres échangeaient un regard perplexe sous les reniflements bruyants de leur amie.

Céleste se racla la gorge, et fut la première à parler, ne faisant que traduire à voix haute ce que chacun se demandait intérieurement. D'un ton hésitant – comme à son habitude –, mais bien déterminé à tirer toute cette histoire au clair.

— Amælie... Comment ça... Comment ça "la dernière fois" ?

L'adolescente leva son regard larmoyant vers elle, se mordit la lèvre, ouvrit la bouche pour parler, puis la referma aussitôt en fixant son regard sur ses pieds.

— Bien... Bien sûr, vous n'êtes pas au courant, finit-elle par balbutier au bout de quelques secondes, il... Il m'arrive d'oublier que... Que vous ne connaissez Hugot que depuis cette année.

Il était vrai que les cinq amis étaient tellement proches qu'ils paraissaient se connaître depuis des années, mais quelque chose dans le ton d'Amælie induisait en erreur tous les semblants d'informations qu'ils pensaient posséder concernant le disparu.

— En fait... Eh bien... En fait, ce n'est pas exactement la première fois que Hugot se volatilise comme ça, du jour au lendemain...

Ses paroles eurent sur Céleste l'effet d'une douche glacée. Petit à petit, elle assemblait les pièces du puzzle, tissant la vérité derrière ses prunelles closes, dans ses méninges bouillonnant tel une cocotte minute. Tout concordait, ou presque. Il ne lui manquait que quelques éléments pour enfin parvenir à retracer toute l'histoire...

— Nous n'étions que des enfants lorsqu'il s'est fait capturé pour la première fois... Il a fini par être retrouvé, bien sûr, mais à un prix... Ce que je veux dire, c'est que ça s'est mal fini. Très mal fini.

Amælie inspira profondément alors que Céleste était prise de nausée.

— La grande sœur d'Hugot y a perdu la vie.

Ça y était. Elle l'avait dit. Et la jeune Wonderline avait beau s'y être attendue, elle ne put empêcher sa vue de se troubler face à cette révélation terrifiante.

Depuis que son ami avait disparu, Céleste s'était attendue à toute éventualité. Elle s'était attendue à devoir faire face à absolument n'importe quelle cause de la disparition de son ami. Mais jamais elle n'avait été préparée à ça.

Jamais elle n'avait été préparée à ce qu'Hugot soit le petit-fils d'Arthur Michel.

Le syndrome des cœurs de pierre I - PupilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant