Chapitre 2

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 Je déteste ma voiture. Je sais que c'est idiot pour quelqu'un à l'abri du besoin, mais c'est le cas. Je ne supporte plus tous ces objets de luxe que je peux obtenir sans même les demander. Ils n'ont aucun vécu, aucune âme. J'envie presque le vieux tas de ferraille que Lamar a dû payer à la sueur de son front parce que ses parents voulaient lui apprendre la dure réalité de la vie. Les miens n'ont pas poussé la réflexion aussi loin. Dès l'obtention de mon permis, une voiture flambant neuve m'attendait dans le garage familial, à côté de la Porsche de mon père ou de l'Audi de ma mère.

Bien sûr, ils sont généreux et je suis conscient de ma chance, mais parfois, je regrette simplement que tout soit déjà écrit dans ma vie. Université, école de Droit, carrière. Mon chemin ressemble à une autoroute sans bifurcation. J'ai l'impression d'étouffer, comme pris au piège d'un monde où je ne me sens pas à ma place. Je vis en étant le spectateur de ma propre réalité alors que le temps s'écoule à toute vitesse. Je n'ai plus qu'à la regarder m'échapper chaque jour un peu plus.

Le problème est que je n'ai aucune idée de comment reprendre le contrôle, ou même si j'en ai réellement envie. C'est comme si une petite bulle de vide ne cessait d'aspirer l'ancien moi, le Zeke heureux et insouciant. Plus elle se nourrit de ma joie passée, tel un parasite utilisant le corps de son hôte, plus elle devient importante dans ma poitrine. Assez importante pour me doter d'une nouvelle personnalité : cet être fatigué, cette carcasse sans âme, fidèles représentants de mes possessions inanimées. Quelle ironie !

Alors que je roule sur la double voie, je me force à mettre de côté mes pensées torturées. Ce n'est pas le moment de ressasser mes nombreux questionnements. Ce weekend, l'anniversaire de mon petit frère, Uriel, doit être ma seule préoccupation. Il fête ses dix-huit ans et si je suis en retard, notre mère risque de me le reprocher.

— Ezekiel, me dirait-elle d'un air pincé, je t'attendais plus tôt. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Ton cours s'est terminé plus tard que prévu ? As-tu pensé à récupérer le gâteau sur le chemin ?

En tant qu'aîné, j'ai la lourde tâche d'être le digne représentant de notre fratrie. Si mon frère ou mes sœurs usent sans vergogne de leur position de cadet de la famille, je n'ai pas cette chance. Je suis condamné à être le plus responsable, le plus disponible, le plus poli, le plus à l'écoute, le plus... tout en fait. Un mentor pour les petits et une fierté pour les parents. Imposant curriculum pour quelqu'un qui n'a même pas postulé pour le job !

Alors que le paysage du Connecticut laisse place à celui de l'État de New York, mes pensées vagabondent sur ma soirée. J'ai fini tellement tard que je n'ai pas eu le courage de déranger Charlie dans le minuscule appartement qu'elle partage avec Cece, à l'autre bout du campus. Lessivé et presque aveugle d'avoir tant bossé, je me suis effondré dans mon lit pour tenter d'effacer les marques de mon dur labeur. Peine perdue. En me voyant au petit-déjeuner ce matin, Lamar s'est moqué de ma tête de déterré. Sauf qu'étant lui-même rentré aux premières lueurs du jour après une fête étudiante, il n'a pas eu le courage de rire bien longtemps. Les traces de sa consommation excessive d'alcool, yeux rouges et teint cireux, faisaient écho à mes propres stigmates.

Heureusement, après une douche rapide, les marques de fatigue se sont quelque peu estompées. Assez pour ne pas faire hurler de peur le premier à découvrir ma tête de zombie. Comme chaque matin, j'ai donc repoussé ma bulle de vide au fin fond de mon corps, sûrement entre ma rate et mon estomac, puis affiché mon sempiternel sourire de façade pour mon seul cours de la journée. Deux heures de Théories des jeux et Relations internationales. Autrement dit le cours le plus barbant au monde malgré l'enthousiasme de notre professeur, monsieur Tricks. Je ne saurais dire si sa bonne humeur fonctionne pour la centaine d'élèves qui suit ses monologues, mais pour moi, ce n'est pas le cas. Je m'ennuie à l'écouter déblatérer sur l'étude du comportement humain dans des situations données. Ce sont mes parents qui me l'ont proposé. Face à leurs arguments imparables, je me suis plié à leur décision, même si le sujet ne m'intéresse pas vraiment. M'y opposer n'aurait servi à rien et aucun autre cours ne m'attirait de toute manière. Alors Tricks ou un autre, cela ne fait aucune différence.

Le bleu de l'espoir [Édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant