Chapitre 1

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Quelques mois plus tard…

Handicap invisible, séquelles cognitives, mémoire à long terme touchée. Tous ces mots, à force de les entendre, je les connais par cœur. Depuis mon réveil, un sentiment de perte de contrôle me pèse. Je découvre, explore telle une enfant. Je suis perdue, effrayée, car tout est nouveau à mes yeux.

Je sens de la bienveillance à mon égard de la part des médecins, de la patience aussi. Mais durant tous ces mois de rééducation à l’hôpital, j’en ai tout de même bavé. Tout n’est qu’apprentissage et répétition. Réapprendre à marcher seule, tenir une simple fourchette, ces gestes du quotidien qui sont pourtant si faciles, sont de véritables challenges pour moi. Chaque séance met mon corps à rude épreuve, cependant, je ne lâche rien. Je m’obstine jusqu’à réussir et, peu importe la victoire du jour, je m’extasie à chaque fois.

Malheureusement, cette joie disparaît dès que mes « parents » entrent dans ma chambre. Un froid, une distance s’installe sans que je ne comprenne pourquoi. Lorsqu’ils viennent me rendre visite, c’est uniquement pour les entendre se remémorer leurs souvenirs, le sourire aux lèvres. Et à chaque phrase commençant par : « Tu te souviens… ? », c’est comme si on m’enfonçait un poignard dans le cœur. Non, maman, je suis désolée, je ne me souviens de rien. Ils persistent à me montrer les photos d’une petite fille blonde, blottie dans leurs bras, en compagnie de personnes âgées ou qui câline un chiot noir répondant au nom de « Night », si j’en crois ce qui est inscrit sur son collier.

Ces clichés, je les conserve, les observe un à un pendant des minutes, voire des heures, essayant par tous les moyens de déclencher quelque chose en moi. Mais ils ont beau montrer l’évolution d’une gamine heureuse et épanouie, à mes yeux, elle ne reste qu’une étrangère.

En revanche, il m’arrive parfois de ressentir quelque chose de nouveau, de différent. Un sentiment fort et incontrôlable et je n’ai qu’une envie, c’est d’en découvrir son origine. J’en ai parlé lors d’une de mes séances avec la psychologue de l’hôpital, voulant comprendre ce qui m’arrivait. Elle m’a souri et m’a rassurée, ce sont certainement, selon elle, des souvenirs enfouis, mais pas encore prêts à refaire surface. Il faut tout de même faire attention, car toutes les réminiscences ne sont pas forcément bonnes et il peut s’agir d’anecdotes traumatiques.

Déterminée à m’accrocher et à retrouver ce que j’ai oublié, j’accueille cependant toutes sensations, quels qu’en soient les risques. Je veux de nouveau me sentir vivante.

Aujourd’hui, alors que je suis en salle de pause à attendre ma séance de rééducation, une impression étrange se propage dans mon corps. Ne sachant pas ce qui provoque une telle réaction, je relève les yeux et découvre une grande silhouette masculine, à quelques mètres de moi qui me tourne le dos. Rien d’inhabituel vu le nombre de personnes qui se baladent dans cet hôpital, pourtant je n’arrive pas à décrocher mon regard de cet homme. Habillé tout de noir, son t-shirt est relevé sur ses avant-bras musclés à la peau bronzée. Ses poings serrés laissent apercevoir de grosses veines. Avec sa casquette, je n’arrive pas à distinguer ses traits ni la couleur de ses cheveux.

Je l’observe, essayant de comprendre pourquoi je suis si troublée par sa présence, mais je ne sens que mon cœur s’emballer. Ce sentiment est beaucoup trop puissant pour me laisser indifférente.
Bon ou mauvais ?
Je ne sais pas, mais c’est un délice de pouvoir ressentir quelque chose. Puis dans un mouvement lent et contrôlé, il tourne légèrement sa tête à gauche, vers moi. Sa casquette dissimulant toujours son visage, il m’est impossible de le voir. Piquée par la curiosité, je me lève, mais je n’ai pas le temps de me rapprocher qu’il tourne les talons, me laissant seule et perturbée.

***

Les mois, dix pour être exacte, s’écoulent sans que je revoie cet homme ni que j’éprouve quelque chose d’aussi fort que ce jour-là. Selon les médecins, rentrer chez mes parents pourrait accélérer ma guérison. Le temps est mon seul ennemi, car une amnésie n’a pas de date limite.

Tout n’est qu’incertitude. Je tente de me rassurer, me disant que j’ai tout de même gagné une bataille en retrouvant le contrôle de mon corps. Pour le reste, c’est comme une zone d’ombre dans mon cerveau.
Ce retour dans la maison familiale m’angoisse, car à entendre mes parents, ils s’attendent à un électrochoc, un miracle. Nous arrivons dans une résidence calme et en retrait du centre-ville de Portland. Tous les pavillons se ressemblent, ils sont des copies conformes de ceux dans les séries télévisées que je regardais dans ma chambre d’hôpital.
L’herbe est taillée au millimètre près, les façades sont recouvertes d’un blanc immaculé ne montrant aucune imperfection.

— Bienvenue à la maison, ma chérie, me lance ma mère, tout sourire en sortant de la voiture.

Je reste quelques instants face au perron, prenant mes marques avant de me diriger prudemment vers la porte d’entrée. Une fois celle-ci ouverte, une odeur de peinture fraîche m’emplit les narines, me faisant grimacer.

— Ta mère a refait la peinture pendant que tu étais en rééducation, ça l’occupait, justifie mon père avant de disparaître.

À pas de loup, je rentre dans cette maison inconnue qui pourtant est la mienne. L’intérieur est sombre, épuré et froid. Je ne ressens aucune âme. Les murs, gris métallisé, font ressortir les meubles blancs du salon. Je m’avance jusqu’au milieu de la pièce, là où se trouve un grand canapé d’angle en cuir laiteux, et tourne sur moi-même. Je remarque qu’il n’y a aucune photo, mais seulement des tableaux aux motifs bizarres.

— Alors, Emilia ? Quelque chose te revient ?

Je pivote vers ma mère avant de secouer la tête. La déception. J’ai réussi à la lire sur son visage juste avant de la revoir sourire de nouveau.

— Ce n’est pas grave. Ça viendra !

Derechef, un silence glacial s’installe. Je déteste ça et ce qui me gêne encore plus, c’est que ça n’arrive qu’en leur présence. Je commence sérieusement à me poser des questions sur la sincérité de mes parents. J’ai toujours l’impression qu’ils me mentent ou me cachent des choses. Comme la fois où je leur ai demandé comment j’avais atterri dans cette chambre d’hôpital, espérant que cela déclencherait quelque chose en moi.

D’après eux, j’ai eu un accident de voiture. Un choc frontal avec un camion dont le pneu avait éclaté et qui était hors de contrôle. Le chauffeur s’en est sorti indemne, contrairement à moi. Mon véhicule pulvérisé par l’impact est parti à la casse.
Cette explication n’avait réveillé aucun souvenir, pire, elle m’avait laissée complètement indifférente.
Et le sentiment qu’on me raconte la vie d’une autre revient à chaque fois que je les questionne sur mon passé. Dans leur discours, tout semble vrai et sincère, pourtant je doute.
Maintenant que je ne suis plus coincée à l’hôpital, je peux enfin m’éloigner d’eux, instaurer une distance.

— Je… vais dans ma chambre.
Je regarde de nouveau autour de moi.
— Où est-elle ?
Un malaise plane quelques instants avant que ma mère m’indique la porte la plus éloignée du salon. Je la remercie et prends congé.

Il s’agit de la seule pièce épargnée du gris et blanc qui prédominent dans la maison. Elle est colorée, personnifiée et j’y suis davantage à l’aise.
Cette fois-ci, des photos de moi avec d’autres gens, des amis sûrement, sont scotchées sur les murs. Je souffle, me sentant un peu plus en confiance.

Timidement, je m’approche du bureau, parcourant l’écriture sur les feuilles, touchant du bout des doigts les bijoux, de peur de les casser.

Soudainement, je me laisse envahir par la colère, l’impuissance et la peur. Je mets un bazar monstre dans la chambre, mais je m’en contrefiche, j’ai besoin d’extérioriser cette avalanche d’émotions. Des larmes dévalent mes joues, j’ai un mal de chien dans la poitrine. Je pensais vraiment que me retrouver ici allait m’aider, mais non, j’en suis toujours au même point. Je suis terrifiée de me sentir comme une étrangère dans mon propre corps.

Qui suis-je, bordel ?

FORGOTTEN (édité chez First Flight Editions)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant