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Le RER A traverse l'Ile de France d'est en ouest. Il part là où la campagne devient la banlieue et arrive là où la banlieue ressemble à la campagne, reliant les mondes parallèles des HLM de Cergy, des Champs Elysées et du royaume de Mickey. Les jours de semaine, le RER A transporte un million de voyageurs. Une très faible proportion d'entre eux à semble contente d'être là. Les rames sont généralement pleines de gens en retard, fatiguées par avance par le prochain voyage, qui on l'air de subir leur vie plus que de la vivre. Dans ce royaume de l'ennui, Candy Crush règne et le clan des joueurs est souvent plus nombreux que le clan des lecteurs, lui même surpassé par le clan des téléspectateurs portables, qui regardent chacun dans son coin les mêmes programmes dans une version atomisée d'une salle de cinéma.

Denis fait parti de ce flux humain qui, quotidiennement, passe le cinquième de sa vie éveillée dans le RER A. D'un naturel contemplatif, cela ne le pèse pas outre mesure. Il se dit que c'est du temps pour lui, qu'il peut lire les livres qu'il n'a jamais lu, écouter des albums de jazz en entier, et rattraper les séries dont il entend parler au bureau. C'est en tout cas ce qu'il raconte quand on lui demande s'il ne souffre pas trop des transports. En vérité, ce n'est pas un gros lecteur, il trouve le jazz chiant et il a du mal à se passionner pour des téléfilms de 15 heures peuplés de dragons en image de synthèse. Alors il passe son temps à observer ses contemporains, à imaginer leur quotidien, leur hors-champ. Il commence par les vêtements, les chaussures, qui sont toujours un mine de renseignements objectifs. Puis il s'intéresse à la posture, à la façon qu'ont les gens de s'accommoder de leur propre corps, plus qu'a leur corps lui même. Enfin, il essaye de trouver leur regard sans qu'il se sentent observés, ce qui demande un certain savoir faire, si on ne veut pas passer pour un pervers qui déroge à l'interdiction tacite des contacts visuels dans les transports en commun.

Il a le sentiment de souvent tomber juste, même si, finalement, il n'a jamais la solution de l'énigme. Parfois, quand un candidat est plus intéressant que les autres, qu'il présente un trait de caractère amusant ou atypique, bref, qu'il se distingue du conglomérat de personnes seules qui l'entoure, Denis prend le carnet de moleskine qui le suis partout et, au porte-mine, il dresse son portrait du mieux qu'il peut. C'est sans but, sans objet, sans ambition d'aucune sorte et ce n'est certainement pas destiné à être lu par qui que ce soit. Jamais. Mais bizarrement, cette petite activité de scribe du rail le remplit, le satisfait, aussi vaine soit elle.

Une dame un peu horrible vient de s'assoir à côté de moi. J'espère qu'elle n'a pas la vue trop perçante. Elle sent un mélange de cigarette et de parfum. Le genre de parfum un peu fort que l'on met quand on est conscient de sentir la cigarette. Elle doit avoir le même âge que moi et je n'arrive pas à dire ce qui la rend aussi peu sexy. C'est peut être simplement la façon qu'elle a d'essayer, trop fort, de paraître plus jeune. Avec ses talons compensés rouge et son verni à ongle argenté sur les orteils. Il faudrait que je tourne la tête pour vérifier que le vernis des mains est assorti, mais j'ai peur qu'un mouvement de tête soit mal interprété.

Bon, j'ai tourné la tête, en fait elle est beaucoup plus vielle que moi, ce qui tend à prouver que sa tentative de rajeunissement est plutôt une réussite.

À ma gauche, un couple de vieux. L'homme est passablement sourd, ce qui les oblige à parler fort. Il se réjouit que l'action BNP Paribas a gagné 0,6%. Cette information doit l'enrichir. Elle se plaint que leur fils (probablement leur fils) passe tout son temps au golf et que pendant ce temps, les volets n'avancent pas. Elle n'a qu'a payer quelqu'un pour le faire avec ce que lui a rapporté les actions Paribas de son mari. Il commente un déclaration de Zlatan qu'il lit dans Le Parisien. Il ne dit rien, mais il pense salaud de riche. Son parfum est extrêmement plaisant. Du genre qu'on sent rarement dans les transports en commun.

Je ne vais pas monter dans le même wagon qu'eux.

Presque chaque jour, Denis traverse l'agglomération parisienne et sa vie sans faire de bruit, en essayant de ne pas gêner ses compagnons de parcours. Il a l'impression de faire parti d'un tout. Et il est conscient que peu de ses voisins de wagon partagent cette impression. C'est particulièrement poignant dans les ascenseurs qui relient le RER à la ligne trois du métro, station Auber. Ces ascenseurs proposent une expérience unique et constituent sans aucun doute le climax du trajet quotidien de Denis. Ils permettent à l'usager de s'épargner un trajet long et sinueux à travers les boyaux de la station. Il y a six cabines côté à côté, mais il est rare que plus de deux soient en fonctionnement simulatané. Chaque cabine fait trois mètres sur deux et se propose de transporter une vingtaine de personnes. L'air y est épais et vicié. Personne n'y parle jamais, chacun s'appliquant à respirer le moins possible pendant les dix-neuf longues secondes qui séparent le moment où les portes se ferment et celui où elle s'ouvrent enfin, dix ou quinze mètres plus haut. Personne ne traîne dans la cabine quand elle s'ouvre sur la puanteur d'un couloir suintant, qui semble devoir servir de lieu d'aisance à pas mal de monde. En temps normal, l'ascenseur est actionné automatiquement et repart toutes les trente secondes. Évidement, il y a toujours un ou deux retardataires qui essayent de se jeter dans la cabine bondée au dernier moment, faisant perdre à tous les quelques secondes qu'ils gagnent. Parfois les automatismes qui pilotent les ascenseurs sont en panne, et un agent de la RATP, tel un groom de l'enfer, actionne la machine de zero au moins un et du moins un au zero manuellement. On imagine que c'est un genre de punition pour les employés de la Régie. Un Cayenne de proximité pour les mauvais camarades. On cherche à deviner ce qu'il faut faire d'assez grave pour écoper d'une matinée dans ces cachots hydrauliques. Il semble évident que les châtiés décèdent dans la semaine.

Pour Denis cet échantillon d'air vicié, inspiré et expiré mille fois, participe au quotidien au renforcement de son système immunitaire. Il a l'impression que cela fait l'éducation de ses globules blancs, que ces dix neuf secondes le matin, dix neuf secondes le soir, à défaut d'être agréables, le rendent plus fort. À la limite, il plaindrait presque les automobilistes et les piétons, cantonnés à leur propres microbes, rendus fragiles par l'inculture de leurs anticorps.

De fait, Denis n'est jamais malade. 

Instant KaarmaWhere stories live. Discover now