Le dernier des sept royaumes

L'orpheline

Altaïr, Berg

Les coupes de vin et les pintes de bière s'entrechoquaient lourdement et une musique entraînante s'échappait de l'auberge. Les hommes chantaient faux dans leur ivresse et les femmes portaient à leur bras maigres des plateaux sur lesquelles étaient entassés d'énormes pièces de viandes à l'odeur alléchante. On festoyait depuis le matin dans le village de Berg. À l'occasion du solstice d'hiver, tout le royaume d'Altaïr s'était préparé à accueillir une foule d'étrangers en pèlerinage. Les tavernes qui proposaient leur aide étaient nombreuses, mais Le Dragon Noir était sûrement la plus fréquentée de toutes. Bien qu'elle était reconnue comme peu fréquentable en temps normaux; elle accueillait beaucoup de mercenaires et les bagarres y éclataient souvent; on pouvait parfois s'y rassembler afin de partager de grands festins lors d'occasions spéciales.
Dans la grande salle, une multitude de langages se mélangeaient. Sur chaque table, on jouait à des jeux venus de contrées lointaines et on troquait divers objets colorés et aux aspects insolites. Des senteurs d'épices légères s'élevaient dans l'air, faisant saliver les convives qui s'agglutinaient en grappe autour des tonneaux de vin, et une chaleur étouffante et épaisse enveloppait le corps de chacun. Un chant résonna à l'une des nombreuses tables. Deux femmes montèrent sur celle-ci et poussèrent les plats du bout de leur pieds pauvrement chaussés. Elles tournaient l'une autour de l'autre, bras dessus, bras dessous, en chantant un air envoûtant. Le rythme joyeux qui s'en dégageait fit rejoindre d'autres convives à la danse. Dans un coin sombre, deux petits yeux verts observaient curieusement tout ce qui se passait. Le regard de l'enfant se posa sur l'ouverture de l'entrée principale. Le bruit était si assourdissant à l'intérieur qu'on entendit pas les portes de l'auberge s'ouvrir. Le vent froid et glaçant de l'hiver pénétra dans la bâtisse. Une femme entra, vêtue d'une longue robe de velours bleu nuit, un voile pourpre lui cachant le haut du visage. Des cheveux noir ébène tombaient gracieusement sur ses épaules en boucles satines et des reflets argentés parsemaient sa peau fine. L'inconnue dégageait une aura paisible, mais l'air semblait pesant autour d'elle, ce qui créa le malaise de ceux qui croisèrent son regard. Elle s'approcha du comptoir lentement en prenant soin d'esquiver les bousculades, ainsi que les jets de nourriture et de boissons alcoolisées. Une fois parvenue à se faufiler, on la vit murmurer longuement à l'oreille de la gérante, puis une voix s'éleva du brouhaha de la salle. Tous se retournèrent vers les deux femmes, en attente de quelques explications. La jeune fille observait toujours dans son coin, émerveillée par le calme Olympien qui régnait à présent dans la grande pièce. Le silence était tel qu'on entendait les grillons chanter leurs mélodies nuptiales et les flammes vaciller au mur.

- Bien! Écoutez chers amis. Cette charmante demoiselle ici présente m'a fait part d'une terrible nouvelle...

Elle se retourna vers la jeune femme, la scruta de la tête aux pieds, haussa les sourcils en prenant un air hautain, et tourna de nouveau son regard vers son audience pour continuer sur un ton moqueur.

- À ce qui paraît, l'armée noire est en marche pour le village !

Tous se regardèrent étonnés, le sourire aux lèvres, puis éclatèrent en un fou rire gigantesque. Il fallut une bonne vingtaine de secondes avant que les rires cessent afin de laisser la place au même silence qu'auparavant. La gérante poursuivit son discours.

- Allons, allons mes chers amis! La p'tite dame que nous avons là nous dit que ce fou de Tordan à déclarer la guerre aux Sang-Rouge. Et comme si c'était pas tout, v'là qu'elle nous conseille vivement de fichtre le camp!

Les rires remplirent la salle à nouveau devant le regard sombre de la jeune femme. Certains regardèrent l'étrangère avec mépris, lançant des insultes en plusieurs langues. Un homme vêtu d'une chemise de coton sale qui lui allait à peine se leva de son banc, un verre rempli d'un liquide mauve à la main. Ses habits en étaient tâchés et son ventre dépassait, disgracieux et gonflé par l'excès de nourriture ingurgité quelques minutes auparavant. Il se tourna vers l'étrangère et dit d'une voix saoule: