chapitre 1

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JE NE PEUX PAS MOURIR, CELUI QUI MEURT OUBLIE

Louis Aragon

Je tente un vague sourire mais, mon reflet ne me répond que par une grimace. Du bout des doigts, je retire une saleté collée au miroir qui me fait face et me dévisage. J'ai un teint cadavérique, quelques heures au soleil amélioreraient sûrement cela, mais ici, il n'y a pas de soleil. Mon nez est légèrement retroussé, mes yeux bleus semblent sombres, entourés de cernes magistrales, c'est un spectacle auquel je me suis habitué, les cernes, la pâleur, les lèvres pleines et pulpeuses légèrement sèches, mes pommettes rosies et mes cheveux bruns ternes, presque noirs. Disons que je m'accorde plutôt bien à l'environnement.

— 614 ! je sursaute et fais face à Mr Darrow, celui-ci détaille mon corps d'un regard sévère. Encore en train de rêvasser ! Dépêche-toi !

— Navrée, Monsieur Darrow, j'y vais de ce pas.

Je récupère un élastique à cheveux et file, sentant son regard appuyé sur la courbe de mon dos.

— 614 ?

Je m'arrête net et ferme les yeux, lèvres pincées, prête à recevoir l'impact.

—Un problème, Monsieur ?

— Viens là.

Ma respiration s'accélère, je serre les poings et m'avance de quatre pas, laissant un mètre entre nous. Il s'avance, me dominant de sa haute taille. Je recule, mon cœur s'accélère. Il esquisse encore quelques pas dans ma direction et attrape un pan de ma tunique.

— Ta tunique est mal mise.

Je recule encore, mais mon dos se retrouve vite plaqué contre le mur, me voilà sans issue. Il s'approche encore, je sens son souffle sur ma joue, je frissonne de dégoût et ferme les yeux. Il passe sa main sous ma jupe et remonte le long de ma cuisse. Je n'ai rien mangé et, pourtant, un haut le cœur me prend. Cet homme doit approcher de la cinquantaine alors que je n'ai que dix-neuf ans. Son haleine putride m'empêche de respirer correctement, je suffoque. Je ne peux plus. Il me répugne.

Me servant de toute ma force, je le repousse des deux mains. Pris de surprise il ne réagit pas de suite, me laissant le temps de filer dans le couloir adjacent. Je suis rapide, mais il l'est plus. Quelle idiote j'étais de croire pouvoir lui échapper, c'est pire maintenant.

J'entends ses pas se rapprocher alors que j'atteins le grand escalier. Si j'arrive au sommet je serais dans le flux des autres et il ne pourra pas me rattraper. Mes pieds foulent le sol sans relâche, je grimpe les premières marches quatre à quatre en priant pour atteindre le couloir principal.

Malheureusement, les rêves sont trop beaux pour être vrai. C'est pourquoi ce sont des rêves. Il attrape mon poignet, m'arrêtant dans ma course et me tirant en arrière. Je dégringole les escaliers, évitant de peu la chute je me redresse, le regard fixé à mes pieds.

— Petite peste !

Sa voix est dure et son regard empli de mépris.

Soudain, ma joue me brûle et je suis au sol. Je mords ma lèvre inférieure pour ne pas crier alors que je sens le métal froid s'abattre sur mon dos. J'enfonce ma tête dans mes mains et me recroqueville sur le carrelage. Je n'entends rien, comme si j'étais soudainement coupée du monde extérieur. Je suis seule. Avec la douleur. La douleur intense. Puissante et persistante. C'est loin d'être la première fois que l'on me bat et, pourtant, c'est toujours aussi douloureux. N'y devient on jamais habitué ? J'en doute.

Et tout s'arrête. Tout est calme à nouveau. Mes oreilles sifflent et mon corps tremble. Je me sens faible, mais il faut que je me lève. Je dois me lever. J'essaie, mais mon corps ne me répond plus. Je ne peux même pas soulever mon bras, il me semble être enfermé dans une carapace inanimée. Les yeux à demi ouverts je n'arrive pas à percevoir clairement ce qui m'entoure, ma vision est floue. Un goût de sang envahit ma bouche, salé, métallique. J'aimerais me lever, me rincer la bouche et quitter cet endroit maudit. Encore un rêve inaccessible. Si au moins je pouvais perdre connaissance et ne jamais m'éveiller je serais délivrée.

Satan et moi Où les histoires vivent. Découvrez maintenant