"Manoir Douarnez, le 24 décembre 1831
Mon cher cousin,
Nous nous réjouissons de te savoir toujours sur tes deux jambes, mais nous inquiétons tout de même pour toi. Père va bien, rassure-toi, mais je l'ai tant et si bien harcelé qu'il a fini par me laisser t'écrire une lettre. Il est vrai que j'ai trouvé le rôle de scribe des plus ennuyeux, surtout lorsqu'il s'agissait de te conter la vie morne de la campagne nantaise alors que tu voyais tant de choses à la fois admirables et innommables tant la barbarie change l'essence d'un homme!
Enfin, assez d'excuses pour le moment, je ne pense pas que tu nous écrives pour cela. Si tu veux des nouvelles de la douce France, et bien les voici.
Tout d'abord, les émeutes continuent dans Paris, et Père ne me laisse pas y retourner. Apparemment, il préfère me garder ici le temps que les choses se calment plutôt que de me trouver un prétendant, et cela m'arrange plutôt. L'armée française, celle qui n'est pas en Algérie, est séparée entre le Portugal, qui ne veut pas reconnaître Louis-Philippe, et la Belgique, que les Hollandais ont envahie.
En septembre, nous sommes allés voir la représentation de Marion Delorme par Victor Hugo. J'ai bien entendu pressé mes parents, qui croient toujours que c'est un agitateur. Un agitateur, te rends-tu compte! C'est un homme éclairé.
Le roi habite à présent aux Tuileries. Il a condamné le dessinateur Philipon pour l'avoir transformé en poire dans sa caricature, d'ailleurs fort bien réussie. Avec ce commentaire, je suis quasiment certaine que la lettre sera détruite ou renvoyée au château, mais je tente le coup.
Les canuts se sont révoltés à Lyon contre leurs conditions de vie. Ils ont pris la ville, et le roi a du envoyer son fils et le Maréchal Soult les massacrer il y a quelques jours. Cette affaire fait grand bruit chez les Républicains.
Voici les nouvelles de la douce France, mon cousin. J'espère que l'Algérie s'en sort mieux que nous. Dans notre petit coin de Bretagne, tout est merveilleusement calme; à croire que nous vivons dans un autre monde! Père a fait affaire avec les Amériques, où il distribue de son vin. Il faut croire que les Américains aiment le raisin autant que nous!
J'espère, comme toujours, que tu vas bien en ce moment, et que tu iras toujours bien de toute façon.
Nous t'embrassons et te souhaitons le meilleur Noël que tu puisses passer là-bas,
Ta dévouée cousine,
Iris de Douarnez
Post Scriptum: Tu trouveras ci-joint un paquet de ton pays."
Théophile rit devant le qualificatif que s'était donnée sa "cliente". Elle n'était peut-être pas aussi désintéressée de la vie de son cousin, après tout.
"Fort Saint Grégoire, le 3 février 1832
Ma chère cousine,
Je te remercie pour ta lettre, et vous souhaite à tous, avec beaucoup de retard, un joyeux Noël. J'ai pu vous écrire avec plus d'avance cette fois-ci; un présent sans doute accordé à nous autres soldats enfermés à Oran. Nous avons reçu du papier et de l'encre en début de janvier, et votre lettre m'est parvenue en fin de mois.
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographe
Fiction HistoriqueAoût 1913, Pays de Retz, Loire Inférieure. Iris de Douarnez, quatre-vingt-dix-neuf ans, est devenue une légende dans la région. Cloîtrée depuis une décennie au moins dans son manoir, la vieille dame reste un mystère chez la nouvelle génération, qu'...