Le gardien de nuit

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Une ombre s'était abattue sur le petit village de Croqus. La nuit était tombée. Elle s'infiltrait dans les commissures du monde, rendant austères toutes choses se trouvant sur son passage d'une manière presque obscène. Seule la lune déposait un voile de lumière argentée, éclairant les bâtiments d'un rictus sournois.

Jacques opérait sa ronde, répétant comme toujours les mêmes mouvements, d'un air presque robotique. C'était un très bel homme aux cheveux blonds, aux yeux marron espiègles. Son visage était carré, entouré de maxillaires prononcés. Un début de barbe blonde les recouvrait, ainsi qu'une moustache qu'il taillait délicatement au ciseau. Il avait la trentaine et était bien bâti. Il avait des muscles saillants qu'il entretenait régulièrement et un bon mètre quatre vingt. Il était né à Croqus et y avait grandi. Il s'était marié à 19 ans avec Evelyn, une fille comme une autre. Ce n'était pas qu'il ne l'aimait pas, son Evelyn, mais il s'était marié avec elle à cause de la pression de leurs deux familles. Il regrettait parfois sa décision dans un élan de mélancolie. En se mariant si tôt, il s'est vu contraint de se refuser toutes les joies de la jeunesse.

Il s'était fait engager très jeune. Neuf ans passés entre ces murs à slalomer entre les diverses oeuvres d'art de ce musée de province dont il était le gardien de nuit. Il trouvait son travail inutile. Le bâtiment campagnard ne contenait nulles pièces de valeurs et seules les expositions temporaires permettaient de donner un semblant de vie à la vieille bâtisse. Qui pourrait vouloir voler quoi que ce soit ? Il n'y avait pas de bijoux à faire fondre, aucune peinture qu'un riche collectionneur voudrait acquérir,... Rien à pars de vieux bouts de roche, quelques animaux empaillés et quelques bibelots égyptiens.

Il y avait pourtant une authentique momie égyptienne, joyaux du musée. Elle se trouvait là depuis des lustres, bien avant que Jacques ne se fasse engager. Tous les enfants en avaient peur et les parents des marmots ne l'aimaient guère plus. Lui l'appréciait. Au fil des ans, il s'était habitué à elle, lui trouvant même un petit air amical. Il se complaisait à la regarder, ses yeux en rubis se reflétant dans les siens, ainsi que lui parler et se confier à elle, telle une vieille amie venant égayer ses soirées solitaires.

Aujourd'hui, il commencerait sa surveillance par la salle trois. On était mercredi après tout. Il rentra dans la pièce, éclaira les imitations de statues grecques minutieusement une à une en partant de la gauche, jeta un coup d'oeil rapide à la large vitrine de verre et se dirigea vers la fenêtre. Il avait ses rituels, son parcours qu'il se forçait à respecter. Il fixa donc la vue qui s'offrait à lui comme à son habitude pendant quelques minutes. À ce moment, un grincement dans le lointain lui fit tendre l'oreille. C'était si improbable que pendant un instant il se demanda s'il n'avait pas rêvé. Le bâtiment en pierre était très vieux, certes, mais le bois des parquets ne respirait plus depuis longtemps. Ils ne s'exprimaient plus sans présence d'un poids conséquent sur eux. Pourtant, le même son se répéta. Aucune hallucination, quelqu'un marchait à l'autre bout du couloir.

Le gardien s'apprêtait à aller voir quand un bruit sourd de verre brisé provenant de la salle six se fit entendre. Il sursauta et retenu sa respiration. Ses jambes refusaient de bouger, il devait bien avouer qu'il avait peur. Cela n'était jamais arrivé auparavant. Sa petite lanterne lui parut alors bien ridicule. Qu'est-ce qui a pu engendrer ce bruit ? Un voleur ? Impossible. Un monstre ? Il avait cessé de croire à ces balivernes depuis bien longtemps déjà. L'hypothèse la plus probable était que quelques gamins du coin, à la recherche d'aventure et de quelques frissons, c'étaient introduit en cassant la fenêtre. Jacques reprit des couleurs à l'évocation de cette pensée rassurante. Il allait leur montrer à ces petits vauriens ce que cela coûtait de s'introduire dans son musée !

Il prit son courage à deux mains et se dirigea d'un pas décidé vers la pièce du deuxième étage. Il du traverser les longs couloirs cornés de tableaux inutiles qui ne méritent aucun intérêt intellectuel. Les murs bordeaux accentuaient cette ambiance horrifique et lui filaient la chair de poule. Ils portaient également des portraits de personnes méconnues. Quelques habitants ayant fait la fierté du village tel que André, le maréchal-ferrant, Hens, le boucher, ou encore Louise la tenancière du seul bordel local. Le maire les avait fait installer là, jugeant moins dérangeant d'orner les murs dégarnis de ce pauvre musée plutôt que de souiller sa belle et luxueuse mairie avec ses atrocités. Heureusement, l'odeur et la lumière de sa vieille lampe à pétrole le rassuraient.

Il entra. Des fragments de verres reflétaient la lumière tamisée de sa lampe à pétrole. Au centre de la pièce, une forme longiligne ouverte. Le tombeau de la momie. Il frissonna. Jacques enfonça un doigt sous sa ceinture et, de son autre main, souleva un peu plus sa lampe pour étendre le halo lumineux rassurant qu'elle émettait. Mais quelque chose était étrange dans cette scène. Les cassures craquèrent sous ses semelles de cuir. Les bouts translucides se trouvaient tous à l'extérieur du rectangle. À ses pieds. Il sentit alors une odeur âcre. Une forme glissa dans son dos. Il distingua la chose dans le reflet d'une des vitrines et son sang ne fit qu'un tour. Son rythme cardiaque augmenta brutalement et son souffle se coupa net. Ses yeux s'agrandirent pour être sûr de la vision qui s'offrait à eux.

Dès que son cerveau réagit à nouveau, il s'élança en avant renversant le présentoir de pierres précieuses. Il courut aussi vite que ses jambes le lui permettaient, dévalant les escaliers plus rapidement qu'il ne l'avait jamais fait. Il sortit de la salle et courut à s'en déchirer les membres dans la pièce médiévale. Il se cacha derrière un des multiples blocs opaque d'exposition. Ses larges mains étaient moites, ses jambes musclées en coton. Son coeur battait à tout rompre, le sang affluait vers ses tempes et son souffle sec et rauque s'échappait de son corps malgré lui, à la recherche de cet oxygène si précieux.

Soudain, un courant d'air et une présence. À nouveau cette odeur distincte lui sauta au nez. Il retenait sa respiration au maximum et faisait de son mieux pour empêcher ses muscles de produire des spasmes de terreur. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, s'écrasant une à une sur ses genoux. Sa posture recroquevillée le faisait souffrir mais il était hors de question de faire le moindre mouvement. Ne pas bouger. Ne pas faire de bruit. Ne pas se faire repérer. Une ombre noire s'éleva derrière lui.

Il comprit.

Jacques jeta un dernier regard à la lune au travers de la lucarne qui le regardait d'un sourire plein d'extase.

Il ne luttait pas.

Il s'était résigné.

Il sentit une poigne râpeuse et glacée lui entourer la nuque.

La peur l'inonda.

Une larme de résignation et de regret glissa lentement sur sa joue tel un décompte insoutenable.

La goutte tomba.

La main serra.

L'étreinte de la mort.

Le gardien de nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant