Chapitre 1

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   La rue est déserte depuis plusieurs minutes déjà, mais je ne préfère pas me montrer maintenant. Je jette un rapide coup d'œil au-dessus du tonneau m'offrant un peu d'ombre, et découvre quatre soldats armés dont le visage est entouré d'une obscurité étrange. Impossible de voir s'il regarde dans ma direction, leurs yeux masqués par leur casque de métal. Ils semblent protéger le stand de pommes, la seule chose que je  suis venue voler ce matin. Si je sors de ma cachette, capuche sur la tête, les soldats m'arrêteront, et m'obligeront à retirer ma veste. Et le femme me reconnaîtra, comme tous les villageois d'ailleurs. Je me ferais arrêter, et il faudra que je m'évapore une fois de plus.

   Soudain, une idée m'illumine l'esprit. Je prends une profonde inspiration, me lève, et avance vers le centre de la ruelle. Pour le moment, personne ne semble avoir remarqué ma présence. Je profite de leur inattention pour m'assurer que la ruelle bombée de monde, attiré par le marché matinal, ne m'empêchera pas de m'enfuir. Au loin, j'aperçois une charrette à l'arrêt, occupant toute la largeur de la rue. Elle devrait me laisser le temps de faire mon petit numéro.

   Je retire ma capuche, et siffle en pinçant ma lève avec mes dents. Tout le monde se tourne vers moi, et un hurlement de panique général s'élève. Les soldats se ruent dans ma direction, leur fusil à la main, tandis que j'examine mes ongles cassés, et d'un noir morbide. Lorsque les soldats se retrouvent à quelques centimètres de moi, je bondis à une dizaine de mètres du sol, prends le temps d'agiter la main, et atterris juste à côté du stand de pommes. J'en prends une, puis cours en direction de la charrette.

   Le cocher s'en est déjà allé. Quel dommage, je n'ai plus personne à qui faire peur. Je grimpe dessus, et laisse le vent agiter mes longs cheveux noirs. J'approche la pomme d'un rouge vif à mes lèvres d'un noir profond comme le fond d'un puits sans eau, et adresse un large sourire aux soldats avant de me laisser porter par une brume sombre, tel des cendres emportés par une brise matinale.

   Dans une explosion d'ombres et de poussière, je reprends forme humaine chez moi. Je croque férocement dans la pomme dont le jus m'éclabousse. D'un revers de la main, je dépoussière un carreau afin de voir ce qu'il se passe dehors. Les villageois courent et pleurent, tandis que les soldats se séparent pour me retrouver. Le ciel commence à se couvrir.

-Splendide journée, je grommelle en m'essuyant la bouche avec la manche de ma chemise jaunâtre trouvée dans un vieux placard.

   Je dépose la pomme déjà entamée dans une corbeille en paille tressée, et m'affale dans un vieux fauteuil à bascule. La cheminée n'a pas été ramonée depuis des années, certainement depuis la mort de la propriétaire de cette maison délabrée.

   Je déteste cet endroit, mais où que j'aille, où que je m'endorme, je me réveille toujours dans cette chaumière isolée du reste du village. Comme si j'y étais attachée par une force inconnue. Je ne me rappelle plus quand est-ce que ça a commencé. A vrai dire, je ne me souviens pas vraiment de mon enfance.

   La première fois, il me semble, la maison était dans un état désastreux -c'est toujours le cas d'ailleurs. Je ne me suis pas amusée à ranger tous les sceaux remplies d'eau qui cachaient un sol poussiéreux et ondoyant, et ai préféré m'enfuir. Le lendemain matin, je me réveille une fois de plus dans cette maison en piteux état, et abandonnée de toutes formes de vie. Cet endroit me terrifie, et même si j'ai arrêté de sursauté au moindre bruit suspect, je continue à frissonner lorsque je passe devant la Chambre interdite. Je suis arrivée ici une dizaine d'année je dirais, et le corps coupé en deux est toujours présent dans cette chambre, comme si une magie sombre la maintenait dans son état.

   Mais j'essaie d'oublier sa présence, afin d'être plus à l'aise ici, et de me sentir plus en sécurité des villageois apeurés qui sont près à tout pour me voir brûler sur un triangle. Selon eux, je serais une Sorcière, ou pire encore, un Vampire.

   Cette pensée m'arrache un soupire. Qu'ai-je demandé pour ressembler à ça? Depuis toute petite, j'ai ces marques noirs autour des yeux, cette peau si pâle que je pourrais me fondre dans un paysage recouvert de neige, et cette lueur rouge qui émane de mes yeux.

   Un bruit étrange me sort de mes pensées. Il ne ressemble en rien au grincement du plancher, ou encore aux portes qui claque lorsqu'un courant parvient à pénétrer dans la maison, ou encore à ces hululements étranges qui retentissent lorsqu'on s'y attend le moins. On aurait dit un choc, ou plutôt le bruit d'une chose frappant une autre.

   J'avance à pas de loup vers la fenêtre afin de découvrir qui peut bien avoir la témérité de s'approcher si près de cette maison. Mais je ne voix personne dehors. Mon pouls s'accélère, et je me retrouve en proie à un sentiment de panique. Je marche silencieusement jusqu'à la porte, soulève le cache, et ferme un œil pour voir à travers le judas. Mais ce dernier est tellement poussiéreux qu'il met impossible d'y voir à travers. La porte s'agite, et le bruit reprend. Quelqu'un frappe à la porte.

   Ma gorge se noue tellement que je ne parviens plus à respirer. Les soldats se seraient-ils décidés à fouiller cette ruine? Non, c'est impossible. Les villageois la croit hantée, et ils prennent le soin de toujours se trouver à plus de cinquante mètres d'elle, de peur qu'une malédiction ne s'abatte sur eux.

   Il faut que je parte.



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