Le Fusil de Tchékhov

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Marceline a toujours vécu au Caton, ((sous la Dent-du-Chat)), ((avant que n'existent le grand et le petit Caton)), quand il n'était de maison que la sienne, isolée dans un espace où la verdure se conjuguait aux plaines et forêts.

Elle y vivait heureuse dans le silence des oiseaux, malgré quelques dissonances familiales qui lui rappelaient combien l'humain est pénible : l'alcoolisme placide de son mari (Roger), (((infidèle notoire))), les turbulences de ses enfants (Paul et Sylvie) ((qu'elle ne se sentait pas d'émasculer)), tout cela qui jouait sa partition au matin comme au soir, ou pendant les vacances, (cruelles toujours).

En leur absence, Marceline vivait la nature, la respirait. C'est là seulement qu'elle se sentait femme, qu'elle se sentait elle-même, seule au travers de ce miroir, comme libérée. Dans cet océan de chlorophylle, elle s'émerveillait (du bal) des animaux et savourait les effluves des fleurs jusqu'à leur couleur bigarrée, comme noyée dans l'exquise pâmoison d'une synesthésie.

((Comme le fœtus qui, dans le liquide amniotique, apprend à aimer l'océan, ses limites, et cette mère qui le porte, au gré de sa marche dans le monde.))

Le silence.

La solitude.

La plénitude.

La vie suspendue.

((Le temps concentré en soi.

La mémoire des saisons comme celle d'une vie. Le menuet des insectes, la caresse de leurs pattes grêles. Les nommer, un à un, ceux qui se posent, ceux qui circulent, ceux qui s'envolent en quête d'une destinée, au lointain. Il en est quelques-uns qui revenaient souvent, tel chat errant ou chien affamé, ou n'importe quel animal curieux de cette vision : une femme silence qui se fond dans la nature et puise son énergie dans une étreinte avec l'écorce des arbres.))

Or, ces dernières années, ont poussé, telles des mauvaises herbes, d'abominables maisons, aux quatre coins de l'horizon. Ces demeures, qui prenaient vie de simples briques et se rapprochaient peu à peu au fil du temps, réduisaient l'espace de ses libertés, condamnant la nature autour d'elle, la détruisant à petit feu.

Les terrains se sont dénudés jusqu'à devenir poussière et gravillons, pelouses sans âme, prétextes à barbecues, ((piscines et balançoires.)) Les arbres ont disparu (sous la caresse féroce des tronçonneuses), les fleurs sauvages ont laissé place aux bruits : ceux qu'égrènent les enfants, plus turbulents que jamais, ceux que sèment les adultes qui ne s'aiment plus. De la discorde, et des cris. (L'humain qui rejoue en boucle les mêmes dissonances.)

Au loin, le vrombissement perpétuel des moteurs rythme désormais ses journées, qu'elle passe à l'ombre ((de son chêne préféré)), quand elle n'est pas voutée sur son potager de plus en plus immense (à tailler les gourmands, à sculpter certains plans et récolter le fruit de son labeur.) Cette retraite dorée à laquelle elle aspirait tant n'a pas le goût des images qu'elle se projetait avec un espoir insensé : si ses enfants ont mis les voiles pour vivre leur vie (dans la brume grise) des villes, si feu son mari s'est enfin éteint (grâce à un vil cancer), sa solitude ne lui appartient plus : elle s'est dissoute dans le capharnaüm.

Confinée dans son immense jardin, (convoité par quelques agents immobiliers qui la harcèlent), elle se sent de moins en moins chez elle, malgré son potager. Elle y trouve ce que porte le vent : des mégots, des emballages plastiques, des canettes. Certains soirs, des décibels atroces annoncent une de ces tempêtes : d'abord l'odeur infecte des grillades, puis des torrents de détritus, le lendemain. Elle a beau essayer d'en toucher deux mots à ses voisins, chacun nie et rejette la faute, par ricochet, sur un autre. Ennuyés par ses visites, ces individus (faussement aimables) évitent de la saluer, quand ils traversent son terrain afin de rejoindre les maisons avoisinantes, pour deviser travail, famille, patrie et foot.

Bradbury's BabiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant