Quelques notes d'une mélodie douce s'élèvent dans l'obscurité qui étouffe le village. Le piano de la famille Rosenthal charme les voisins qui laissent ouvertes leurs fenêtres, innocemment ou presque, pour entendre ses sons purs. Soudain alors que les fenêtres se referment, un éclair, plus lumineux que n'importe quel autre, transcende la ville et s'évanouit brusquement.
Deux mois plus tard
« Maman ! C'est quoi ce trou perdu où on va s'enterrer ? » hurla Alix depuis sa chambre. Bien sur, cela resta sans réponse. Sa mère était bien trop occupée avec son nouvel amant. Alix espérait que cette amourette serait brève, elle regrettait déjà le confort de leur loft parisien. Quelle idée de s'isoler dans ce hameau où en plus la musique classique était reine ! Elle aurait du mal à oublier Lily. Un nuage de poussière s'éleva du tapis qu'elle secouait, elle suffoqua et se jeta sur une couette pour reprendre son souffle. Alors qu'elle se relevait péniblement, un carnet doré attira son attention. Elle hésita puis le prit et l'ouvrit.
« Cher Journal ! Je me présente, je m'appelle Sara. Je suis une musicienne, c'est le premier mot qui me vient à l'esprit pour me décrire. Depuis peu, je compose. La musique, c'est une histoire, si, si, je t'assure, tu peux me croire, et sinon, je vais t'en convaincre. »
Étonnamment, Alix eut envie d'être convaincue. Elle se plongea dans la lecture du journal et peu à peu, aux rythmes des écrits et des ébauches de mélodies, se rapprocha de Sara. Elle commença à la comprendre et à ressentir ses émotions. Elle lui rappelait « sa » Lily, l'adorable musicienne. Voilà pourquoi le hameau ne lui plaisait pas, tout rappelait Lily; les places isolées, les instruments à chaque fenêtre. Lily jouait comme elle respirait. Ses doigts glissaient le long des cordes et son bras menait l'archet avec rigueur. Elle s'était mise à composer quand elle l'avait rencontrée. Alix se plaisait à l'idée d'être sa muse. Cependant, Lily ressortait de ces séances de composition avec des migraines épouvantables qui alarmaient Alix. Elle était tombée amoureuse en une note, un soupir. Le temps d'une mélodie avait suffit pour que Lily capture son cœur. Cependant, cela s'était terminé brusquement avec la disparition de Lily. Alix avait attendu, elle n'était pas revenue.
La voix impatiente de sa mère la sortit de ses souvenirs. Elle se prépara à affronter sa nouvelle petite famille. Son beau père la noya de critiques, elle n'était pas assez rapide, pas assez forte. Derrière sa carapace, Alix larmoyait, sa mère ne daigna pas intervenir, elle n'existait plus. Alix regagna sa chambre le sourire envolé, elle se jeta sur son lit et s'abandonna à un sommeil lourd, sans rêve. La première image qui lui vint le lendemain fut celle d'une jeune fille composant contre sa fenêtre. Tout doucement elle reprit la lecture du carnet. Sara expliquait qu'elle ne se sentait bien qu'en compagnie de son piano ou son crayon à la main. Les enchaînements de notes lui apparaissaient clairement, c'était un don. Au fil de sa lecture, Alix comprit qu'elle était l'ancienne habitante de cette chambre et que seul son carnet restait. Il s'arrêtait brusquement, au milieu d'une partition inachevée. Pour Alix, ces points noirs ne signifiaient rien mais Lily aurait saisi son archet ou se serait assise à son tout nouveau piano pour le déchiffrer, en transe. Plus rien n'aurait compté, sa bulle musicale l'aurait coupée du monde puis elle aurait embrassé Alix, qui laissa échapper un sanglot à cette pensée. Elle se demandait où Sara pouvait être partie, son déménagement devait être récent car la dernière page du carnet datait d'il y avait quelques mois seulement. Elle décida de la chercher, tant pour meubler son existence monotone de campagne que pour échapper au cocon familial oppressant.
Alix, dans les jours qui suivirent fut très occupée mais elle trouva tout de même l'adresse des Rosenthal. Pendant ce temps, les journaux évoquaient tous la jeune prodige du hameau qui composait à merveille et venait de publier un recueil entier de partitions « à couper le souffle » comme s'extasiait une journaliste. Alix, certaine que c'était là l'œuvre de Sara, se précipita pour les acheter. Dans la boutique, le vendeur ne semblait pas partager l'euphorie générale. Il semblait même plutôt triste pensa Alix. Elle s'approcha pour lui demander où elle pourrait trouver ladite partition. Il lui indiqua mollement une étagère où les livres semblaient faire défection. Alix, intriguée par son comportement, ne put s'empêcher de le questionner sur la jeune compositrice dont personne ne connaissait le nom. Il se retourna, sans doute surpris qu'une cliente s'intéresse davantage à lui qu'aux célèbres partitions et son visage pris un air encore plus ahuri quand Alix lui avoua qu'elle ne comprenait rien à la musique.
« Suis-je étonnant ? Vous venez d'avouer mademoiselle que vous achetiez sans connaître, dans la même folie que les autres, non, ne vous justifiez pas, je sais ce que vous allez dire, c'est un prodige, il faut en garder un souvenir. Mais vous ne trouvez pas étrange que personne ne puisse l'approcher, qu'elle ne sorte jamais ?
- Je m'appelle Alix », murmura-t-elle, ce qu'elle regretta quelques instants après, devant le mutisme du vendeur. Elle s'éloigna mais perçut tout de même son nom, Joseph, le même prénom que celui du grand ami de Sara. Elle se demanda si ce n'était qu'une coïncidence et pour vérifier, se dépêcha de rentrer pour retrouver le carnet doré.
« Je rentre de chez Joseph. Il est formidable, il me comprend. C'est bien le seul à ne pas me pousser à publier mes morceaux. Les autres ne voient pas ce que la musique a d'intime. Il ne me juge pas. »
Alix s'arrêta, persuadée d'avoir déjà parlé à Joseph.
Alix finit par trouver du temps libre pour rendre visite à la famille Rosenthal. Elle redoutait de trouver une demeure assiégée par des journalistes mais ceux ci avaient dû comprendre que personne ne verrait la jeune fille car tous avaient disparu. Alix sonna, angoissée à l'idée de rester sans réponse. Elle attendit quelques minutes qui lui semblèrent des heures puis un vieux monsieur passa la tête par l'embrasure de la porte. Devant les yeux suppliants de la jeune demoiselle, il ouvrit. Alix le remercia d'un sourire. Il l'introduisit dans un hall sombre. Alors qu'elle montait les marches immaculées, Alix redoutait de plus en plus la rencontre. Ses inquiétudes ne disparurent pas face à la chevelure blonde rayonnante. C'était celle d'une jeune fille qui écrivait. Alix cligna plusieurs fois des yeux car, quand André avait signalé son entrée, la clé de sol brillait d'un éclat splendide sur le papier sépia. Mais la jeune fille tourna le pupitre, soustrayant la partition à la vue de sa visiteuse. Elle fit face à Alix, qui se dit qu'elle avait dû rêver. Cependant, le pupitre éclairait étrangement le fond de la pièce.
« Bonjour Sara, je crois que j'ai trouvé ton carnet. Oh pardonne moi, je ne me suis pas présentée. Je m'appelle Alix. Je viens d'aménager dans ton ancienne maison.
- Je ne m'appelle pas plus Sara que je n'ai déménagé. Je m'appelle Anna.
- Vous ne faites pas partie de la famille Rosenthal ? demanda Alix interloquée.
- Si, mais je ne connais pas de Sara. Vous devez faire erreur. »
Alix se leva, décomposée, se retourna une dernière fois. Anna venait de reprendre la feuille. Et sur celle-ci, la clé brillait d'un éclat perçant. Anna le cacha naturellement avec son bras. Alix s'enfuit, déterminée à trouver Joseph. Elle tambourina à la porte de la boutique plus qu'elle ne frappa. Elle était déterminée à trouver des réponses. Une voix masculine lui demanda qui osait frapper à décrocher la porte de ses gongs. Alors elle n'hésita pas et répondit Sara. La porte s'ouvrit en grand, il y eut un moment de silence pendant lequel Joseph la dévisagea. Puis il s'appuya contre le cadre de la porte et hurla.
« Tu n'as pas le droit de te faire passer pour elle, elle est unique, tu comprends ça ? ». Il hurlait toujours quand Alix le serra dans ses bras, bouleversée par son attitude. Alors il lui expliqua que Sara avait disparu un jour, sans donner de nouvelles. Il ne comprenait pas sa disparition, il était perdu sans elle. Il se demandait pourquoi elle publiait ses partitions, elle qui y livrait tout. Alix l'écouta en silence. Quand elle prit la parole, sa voix était inhabituellement enrouée. Elle raconta tout à son tour, le carnet, la première visite à Anna et même son amour pour Lily. Joseph ne put s'empêcher de noter la similitude entre leur histoires réciproques. Il lui indiqua que les parents de Sara n'avaient pas déménagé. La grande demeure appartenait à une seconde famille Rosenthal. Elle avoua, déboussolée, qu'elle habitait dans une petite maison du hameau, face au clocher. Joseph lui demanda l'adresse. « C'est bien la maison de Sara. »
Le lendemain, ils décidèrent de comparer les ébauches de partitions de Sara et celles publiées dans le recueil. Bien qu'étrangers à la musique ils purent constater que les morceaux se ressemblaient. Ils décidèrent de rendre visite à Anna, se demandant si elle était vraiment la compositrice tant adulée. Ils sonnèrent et demandèrent à la voir. De retour dans la grande demeure, Alix guida Joseph et ils purent voir la clé briller puissamment sous le bras nonchalant d'Anna. Joseph le remarqua à peine, trop occupé à essuyer ses larmes. Au fond de lui, il espérait retrouver Sara. Anna l'entendit renifler doucement, elle se retourna, cachant ainsi le pupitre. Anna, les yeux vagues, précisa à Alix qu'elle n'avait commencé à écrire que quelques mois avant de publier son recueil. Soudain, alors que Joseph venait juste de relever la tête, un éclair plus lumineux que les autres illumina la pièce. Le corps d'Anna disparut. La clé ne brillait plus. Joseph, interloqué, vit les yeux d'Alix s'embrumer doucement. Elle prit le crayon reposant sur le sol, et comme un automate s'assit au pupitre. Elle écrit. La clé brillait à nouveau d'un doux rayonnement. « Un pantin » murmura Joseph.