Le pays des frissons

Cap au nord

Je m'appelle Nangajiik et aujourd'hui j'ai tué ma première baleine.
Assis dans mon kayak, les yeux mi-clos, j'appelais mon frère sous les eaux. Des tâches de soleil dansaient sur l'eau sombre et profonde, mon kayak était immobile, agité seulement par le clapotis des vagues légères. Autour de moi les autres chasseurs attendaient, assis dans leur kayak, soulevés par la respiration ample de l'océan, et comme moi chacun d'eux appelait son frère sous les eaux.
         Pendant de longues heures je suis resté là, bercé par la houle légère, et, tout ce temps, j'appelais mon frère sous les eaux, mon double de la Longue Nuit, celui qui sous les lointains icebergs chevauche le morse aux dents aiguës. Je l'appelais, de ma voix puissante, un goût de sel sur les lèvres et l'esprit en repos derrière le voile de mes paupières closes, et, soudain, j'ai su qu'il était là, qu'il remontait du fond de la nuit en chassant la baleine devant lui. Elle a jailli, montagne ruisselante, et aussitôt mon harpon l'a frappée, si fort, si vite !
Mon deuxième harpon a suivi la même courbe, s'est planté dans son corps gigantesque. Si ton bras n'agit pas avant même que ton esprit ne lui en ai donné l'ordre, tu ne pourras survivre dans mon pays.
Les autres chasseurs ont pagayé de toutes leurs forces pour entourer la baleine et chacun d'eux a lancé à son tour la pointe d'os meurtrière. La baleine a lentement roulé dans l'eau teinté de son sang. Nous l'avons remorqué jusqu'au rivage. J'ai découpé un morceau de sa nageoire gauche et de toutes mes forces je l'ai jeté dans l'océan pour remercier mon frère sous les eaux.
   Jour heureux ! Les femmes venues sur la berge dépecer la baleine criaient le courage de mon nom ! Nangajiik ! Ma jeune épouse s'est approchée et du dos de sa main, a effleuré les trois lignes sombres tatouées sur ma joue gauche, hors du regard des autres car ce geste nous appartient. Dans son dos, notre fils me souriait. Plus tard, quand il portera son nom de chasseur, il gravera lui aussi sur sa joue gauche trois lignes sombres car elles sont la marque de notre lignée.
Si tu veux, Ami, connaître la raison de ces trois lignes sombres, ecoute le récit que voici: