L'Argent, Émile Zola, 1891

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J'ai toujours un certain plaisir – je veux dire : un plaisir minimal garanti – à lire du Zola. On est assuré d'y retrouver un style exigeant, des tournures fortes d'évocations, un vocabulaire rigoureux, exact et significatif – j'y reviens toujours avec l'appétit des contours nets et des contenus consistants. Zola, c'est l'homme positif qui veut transposer toutes les couleurs de la Vie avec la minutie et la méthode d'un artiste des sciences : on perçoit la phrase mûre, sèche ou ample selon la vision à transmettre, le travail du façonnage, la taille et le polissage appliqués d'un artisan habile, d'un ouvrier d'exception. Maints autres auteurs de cette époque ont eu aussi ce souci consciencieux d'une langue millimétrée permettant la lecture même sans l'intérêt de l'intrigue – on tire des délices du français, de la capacité, éclatante, indéniable au regard du moindre esthète, à communiquer aussi bien la chose que le sentiment de la chose ; c'est une école d'observation et de discipline, d'acharnement, où le rapport écrit du moindre objet trouve ses difficultés dans la singularité de l'angle et de la manière – ; n'importe si d'autres ont eu cette capacité : Zola l'a eue aussi.

Je lis Zola presque par nostalgie, en quête d'un labeur qui n'existe plus ou plus guère – pareillement achète-t-on encore des meubles en bois massif dans un siècle de buffets chiches et démontables. Tout est profond à ces façonneurs de réalité, même si leurs sujets sont creux : ils deviennent, dans ce cas, profondément superficiels, comme Huysmans, et ceci vaut encore mille fois mieux que d'être, comme nombre d'auteurs aujourd'hui, superficiellement superficiels.

Il faut bien regarder la chose, et puis la représenter tout juste : ce soin-là d'examen et de conformité témoigne d'une sélection, d'une finesse, d'une analyse, en un mot : d'un art. Avec cette attentive et studieuse conception, la littérature cesse aussitôt d'être un divertissement : trop d'effort, trop de soif d'absolu ; on ne fabrique pas de pareils bijoux ciselés pour la simple parure, ces objets-ci sont attachés à un certain culte ; le joyau en soi serait-il faux que ça ne changerait rien au temps passé à ses facettage et sertissage ; on a toujours du respect pour la bonne facture, quelle que soit même la pureté de l'eau ; l'œuvre ainsi parachevée et acquise est, comme l'écrivait Nietzsche, un gage d'estime réciproque.

Et je considère que c'est l'essentiel d'un écrivain de ne pas vouloir seulement « raconter des histoires ». Tous ceux qui, de nos jours, affirment le contraire, avec leur lot enthousiaste et affiché d'humilité et de générosité racoleuses même sincères, sont pour moi des imposteurs : ils s'arrogent un titre auquel ils ne peuvent prétendre, comme un caissier se déclarant banquier. Je réclame que dans un livre il y ait aussi de l'art, et j'avance que sans cela il n'y a pas d'œuvre, tandis qu'une œuvre, à la limite, peut se dispenser de faits, attendu par exemple que Madame Bovary ne raconte pas grand-chose, quand À Rebours ne relate presque rien.

L'Argent poursuit l'itinéraire de Saccard, retourné à Paris après la Fortune des Rougon, rendu riche pendant La Curée après de nombreux tripotages immobiliers opportunistes durant les transformations d'Haussmann, immoral, ambitieux, assoiffé de mondanités ostentatoires, portant jusque dans le sang toute une fièvre démesurée et bestiale de revanche sur la vie, jouisseur extrême, avide de puissances colossales, intolérant des demi-mesures et des vraies inhibitions, poseur, calculateur, effréné de conquêtes à conditions qu'elles soient publiquement superbes. Ruiné je ne sais comment à l'issue probable d'un de ces coups passionnés où l'on quitte ou double, fulminant de rancœurs rentrées, il réclame auprès de son frère Rougon, ministre hautain et stratège, une place à la hauteur des talents qu'il se figure, et, en attendant la réponse, trépigne d'impatience en contemplant d'assez près les acteurs de la Bourse qu'il juge des risque-tout fascinants, ruminant lointainement un plan... quelque chose comme une idée de génie pleine de périls et qui le travaille.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant