Chapitre XIV : Le génie mécanique (Partie 3)

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Je baille. Il est temps pour moi de dormir. Je souffle ma chandelle après m'être étendu. Mais je réfléchis trop. Je sais que le sommeil tardera à venir. Une question me taraude, qui reste sans réponse. Ce sentiment de déjà-vu. Quelque chose d'important, mon instinct me le souffle. Mais quoi ? Je ne sais. Mais qui ? Mais oui, c'est cela. C'est cet homme. Il faut que je retrouve mes souvenirs à son sujet. Je sens que c'est crucial. Je les tiens, ils sont là, à portée de main ! Pourquoi ne parvins-je à les saisir ? Je les touche presque ! Ils restent pourtant inaccessibles. Que c'est frustrant. Je me prends la tête à deux mains. Allez, mon cher intellect, agis ! Ne me laisse pas ainsi torturé. Le gouffre se creuse. Les souvenirs s'éloignent, se perdent dans les limbes de ma mémoire. Quelle cruelle défaite ! Tant pis, espérons juste qu'ils me reviennent à temps.

***

Il m'attend. Le soleil vient de se lever. Il est à l'heure. Un bon point pour lui. Il en faut bien.

« J'ai eu peur que vous ayez changé d'avis...

— Sous-entendez-vous que je suis en retard ? dis-je en levant un sourcil.

— Non, bien sûr que non. Excusez-moi...

— Ne vous en faites pas, laissons de côté les convenances. Nous ne sommes pas à la cour, ici. Mais sachez une chose : un homme de science n'est jamais en retard, ni en avance, d'ailleurs, jeune effronté. Il arrive précisément à l'heure prévue. »

À ces mots, il rougit. Quel imbécile, la timidité aura effacé la témérité de ses premières paroles. Dommage. Après un soupir, je me mets au travail afin de bénéficier du calme qui précède la reprise des combats. Je lui explique le principe de fonctionnement, les variantes possibles, les différents effets que produisent les différences de formes, de longueur de corde et tout ce qu'il est bon de savoir. Il faudra certainement reprendre là-plupart de mes enseignements, mais plus vite la théorie sera bouclée, plus vite il pourra apprendre de lui-même en expérimentant. Certaines de ses questions sont pertinentes. Une pour mille autres ridicules. Mais il y met du cœur, c'est certain. Il semblerait que son intérêt pour ces machines ne soit pas vraiment nouveau. Peut-être a-t-il déjà lu quelque traité ?

Il me surprend et m'agace quand il pousse l'audace jusqu'à me remettre en question. Mais à raison, je dois bien l'admettre. Il vise juste, le choix du matériau est essentiel, et les bois n'ont pas tous la même consistance. Voilà qu'il me propose d'utiliser différents bois suivant les pièces. C'est intéressant. Mais cela demandera beaucoup d'expérimentations. Je ne pourrais m'y essayer avant la fin de ce conflit. En plus de préserver ma place, voilà qu'il m'aide à voir les choses sous un nouveau jour. Il pourrait peut-être devenir véritablement un successeur spirituel. Absorbé dans les abysses de l'espoir, voilà que je me prends d'affection pour un sot ! Il ne faut pas que j'oublie le véritable but de sa présence ici. Je réfléchirai plus tard à son avenir. En attendant, préservons les apparences.

Mais le voilà qui fatigue. Ses interrogations sont de plus en plus absurdes. Il vaudrait mieux que nous en restions là, il m'exaspère. Je soupire et le congédie. Il ne sert à rien de persévérer aujourd'hui. J'ai peut-être été un peu dur, avec lui, il est vrai. C'est son problème, s'il veut un jour devenir un grand, il faut qu'il apprenne à encaisser. Après tout, je commence à avoir quelques attentes à son égard. C'est un bon point. Décidément...

***

De retour en mes quartiers, je saisis une coupe et un pichet. C'est ça ! C'est lui ! C'est bien lui ! Oh mais quelle arme ai-je désormais entre les mains ! Cet homme que j'ai bousculé, c'est le charlatan ! Je ne l'avais jamais vu par ici avant, ça ne peut-être que lui. Et il n'en est pas à son coup d'essai. J'étais là, quand il a fauté. Je ne savais même pas qu'il en avait réchappé. Il doit être plein de ressources. Mais il est très sûrement encore recherché, en cette contrée. Je n'étais que de passage, mais la rumeur d'un hérétique, ancien conseiller du souverain local, qui aurait empoisonné un évêque m'avait conduit à m'approcher de l'attroupement. Cela pour voir ce fameux prisonnier qu'ils ramenaient dans la ville du crime afin d'être jugé par l'inquisition. Il n'avait pas de barbe, à cette époque. Mais son visage m'avait marqué, à cause de cette grimace convulsive, sûrement involontaire, et je dois l'admettre, inquiétante. Voilà l'arme qu'il me fallait. Il me faudra tout de même jouer finement. S'il est probablement toujours recherché par l'inquisition en ces terres, ici, il reste sous le couvert de l'anonymat.

Le vin qui coule depuis un bon moment le long de ma main me tire de ma rêverie. Je ne m'en formalise pas. Je vide mon verre et m'essuie. Je devrais d'ors et déjà solliciter une audience. Mais il est tard, et je suis encore excité par cette solution qui me tombe du ciel. Il vaut mieux laisser la nuit passer, paraît-il qu'elle porte conseil. Après tout, cette partie ne sera pas facile à gagner pour autant. J'envoie tout de même un page afin de pouvoir m'entretenir avec mon suzerain dès la matinée qui suit, et lui demande aussi une carafe pleine

Cependant que j'attends son retour, mon rival passe dans l'allée. Après l'avoir bien détaillé et m'être conforté dans mes certitudes, je détourne vivement le regard quand ses yeux s'orientent dans ma direction. Mieux vaut ne pas éveiller les soupçons, d'autant plus que je n'arbore pas une apparence des plus communes. Il n'avait même pas dû me remarquer, à l'époque, mais abondance de prudence ne nuit jamais. Certains de ces illusionnistes ont de grandes capacités de manipulation, mais aussi de compréhension humaine. Je rentre alors dans ma tente, oubliant ce que j'attendais ici-même. Je m'en vais directement à mon bureau afin de lire plus avant cet ouvrage que j'avais emmené avec moi. Plongé dans ma lecture, c'est à peine si j'entends le page de passage pour déposer ce que je lui avais demandé. Cet auteur est décidément d'un grand talent. Quel dommage qu'il soit désormais décédé. Sa plume est d'argent, d'or, mais son discours ne se limite pas à la beauté de ses mots. Il y a une réelle réflexion derrière tout cela.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant