Chapitre 40 - Les clefs

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Les quatre amis prirent une profonde inspiration et s'engouffrèrent dans l'étroit couloir creusé dans la roche. Céleste pouvait sentir son cœur battre la chamade tandis qu'elle avançait sur le sol glissant et humide. Le noir devint total alors qu'ils longeaient la paroi rocheuse. Au bout d'un certain temps, les pierres saillantes et visqueuses sur lesquelles ils posaient leurs pieds s'inclinèrent pour descendre en pente douce. Le silence régnant était oppressant, uniquement rompu par un goutte-à-goutte régulier. Les murs de pierres suintaient d'humidité et une couche verdâtre les recouvrait partiellement. Le tunnel n'avait plus rien à voir avec les chambres magmatiques traversées précédemment.

Ils ignoraient combien de temps il s'était passé avant que le "paysage" ne varie. Leurs jambes étaient lourdes, leurs
plantes de pieds douloureuses, et leurs genoux criaient grâce, lorsque, enfin, ils débouchèrent dans une nouvelle salle. Celle-ci était vaste et haute de plafond, de forme circulaire. Ses murs s'inclinaient doucement en prenant de la hauteur, et leur forme étaient assez semblable à celle d'une cathédrale. Une faible lueur bleuâtre émanait de cristaux incrustés dans la paroi, et une centaine d'alcôves étaient creusée dans la roche. Dans chacune d'elles luisait un objet minuscule d'une lumière dorée.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Lætitia.

« C'est que ça, c'est que ça, c'est que ça... » lui répondit l'écho lorsque sa voix rebondit contre la pierre.

— C'est drôle, fit Roméo, on dirait...

Il tendit la main vers une alcôve pour se saisir de l'objet.

— N'y touche pas ! s'écria Céleste en saisissant son poignet pour arrêter son geste. On ne sait jamais ce qui...

Mais elle fut coupée dans sa tirade par un tintement aiguë et mélodieux, tel une note de musique. Ils se tournèrent tous vers Amælie, qui retira précipitamment sa main de l'un des renfoncements rocheux.

— Je suis désolée ! gémit-elle. Je n'ai pas pu m'empêcher d'y toucher !

Le son cessa de raisonner et l'objet se mit à luire fortement, jusqu'à tant les éblouir qu'ils furent forcés de fermer les paupières pour empêcher la lumière de leur brûler la rétine. Et soudain, le puissant faisceau s'éteignit aussi vite qu'il était apparu. Un grondement sourd envahit la grotte et les murs et le sol se mirent à vibrer fortement. Puis, avec une lenteur digne d'un film de tragédie, le sol s'ouvrit sous leurs pieds. Amælie hurla de terreur et sombra dans le creux sombre et béant. Heureusement, Lætitia parvint à lui saisir la main et à la tirer sur le sol ferme. Puis, le grondement et les vibrations cessèrent. Désormais, ils se trouvaient acculés de l'autre côté de la pièce. La première moitié de la salle avait laissée place à un précipice sans fond, et l'entrée de la grotte leur était désormais inaccessible.

— Que... Que s'est-il passé ? bredouilla Amælie.

Personne ne répondit, trop sonné pour articuler le moindre mot. Céleste s'avança d'un pas incertain vers le bord du gouffre et jeta un coup d'œil vers l'alcôve à laquelle avait touché son amie, et qui se trouvait désormais hors d'accès. En se penchant, elle parvint à détailler la nature de l'objet qui avait failli leur causer une mort certaine, et qui avait désormais cessé de luire. C'était une simple petite clef ronde en or massif.

— Je crois que j'ai compris... murmura-t-elle.

— Qu'est-ce que tu as compris, Céleste ?

Elle se tourna vers ses amis qui la détaillaient avec incompréhension, le visage grave.

— Les Abysses se défendent. Elles veulent se débarrasser de nous ; nous ne sommes que des intrus qui n'avons rien à faire en ce lieu. Et nous avons bien faillis nous exclure de la partie...

— Tu dis ça comme si les Abysses étaient un être vivant..., fit remarquer Amælie en frissonnant.

La jeune Pupille ne répondit rien et marcha à grandes enjambées vers la seule issue qui se trouvait à leur portée. C'était une porte de bois sans poignée, avec une seule et unique serrure. Elle la poussa de toutes ses forces, sans succès. Ce n'était pas pour la surprendre. À vrai dire, elle ne s'attendait pas le moins du monde à parvenir à l'ouvrir, mais, après tout : qui ne tente rien, n'a rien.

— Nous devons trouver la bonne clef qui nous permettra de nous sortir de là, explique-t-elle. Mais nous n'aurons qu'une seule et unique chance. Nous avons déjà usé d'une, et la prochaine erreur sera fatale.

Nul ne pipa mot, chacun pesait les paroles terrifiantes de leur amie. Ils avaient déjà écopé d'un avant-goût du sort qui leur serait réservé s'ils venaient à échouer. Si jamais ils touchaient à la mauvaise clef, la pièce entière s'effondrerait, et eux avec. Ils n'auraient droit qu'à un essai.

— Mais elles sont toutes identiques ! se désola Lætitia. Comment pourrait-on trouver la bonne ?

Céleste se mit à faire les cent pas de long en large dans la pièce, réfléchissant à toute vitesse. Tel une machine, son cerveau fonctionnait à cent à l'heure. C'est alors qu'un souvenir refit surface...

— Je crois être capable de le faire...

— Ah bon ? s'étonna Roméo.

— Toi ? Comment ?

— De la même façon que j'ai su lire une lettre sans ouvrir l'enveloppe.

Silence. Ses amis la contemplaient, les yeux écarquillés. Puis, leur expression changea, passant de la perplexité à l'espoir. Ils avaient confiance en elle. Elle pouvait, non elle devait, réussir. Pitié, faites que j'y arrive à nouveau, songea-t-elle. Céleste n'était pourtant pas sûre d'y parvenir. Mais elle ne devait pas échouer. Ils croyaient en elle, mais elle n'était pas sûre d'y croire. Elle devait pourtant essayer.

— Tu pourrais me prêter ta clef à molette, Roméo ? demanda-t-elle finalement au garçon.

Il la lui passa sans commentaire, et la brune se détourna en direction des cristaux lumineux incrustés dans les parois de pierre. Se mordant la lèvre inférieure, elle entreprit de donner des coups sur les minerais à l'aide de l'outil, et parvint à en briser quelques morceaux luminescents, qu'elle disposa en cercle sur le sol irrégulier. Ça devrait faire l'affaire, songea-t-elle en s'asseyant en tailleur au milieu des débris lactescents.

Céleste ferma les paupières et entreprit de faire le vide dans son esprit. Elle chassa toutes ses sombres pensées, ses appréhensions, ses doutes, pour ne laisser place qu'au néant. Elle fit corps avec l'univers, elle était l'univers et l'univers était elle. Chaque poussière, chaque particule, chaque parcelle de vie constituaient un tout, un ensemble, un ensemble dont elle était reine, un ensemble qu'elle était elle-même. Elle pouvait voyager, voguer, naviguer, au grès de ses envies, parmi ces vagues de tout et de rien. Céleste sentit fourmiller sous sa peau une sensation grisante, une sensation de vie, une sensation de puissance. Car elle pouvait agir, modifier comme il lui plaisait ce monde inexistant, cette utopie. Et juste là, devant elle, se découpait une frontière distincte. Cette frontière où l'irréel jouxtait au réel, cette frontière par laquelle elle était capable de tout par l'intermédiaire de cette mystérieuse force psychique. Elle pouvait tendre le doigt pour toucher cette ligne imaginaire, aussi fine et fragile qu'un petit bout de ficelle. Elle pouvait aisément la traverser, mais elle ne devait sous aucun prétexte la briser, sans quoi, le monde ne se résumerait plus qu'à un méli-mélo de rêve et de réalité. Céleste sentit cette puissance familière engourdir ses membres, afin de laisser le champ libre à son esprit auquel elle pouvait désormais pleinement se consacrer. C'est alors qu'apparut une faible image sous ses paupières closes. D'abord floue, ses contours se précisèrent lentement pour laisser apparaître une minuscule clef d'or.

Lorsque la jeune fille rouvrit les yeux et se dirigea d'un pas assuré vers l'une des alcôves, elle sût qu'elle ne s'était pas trompée. Et son pressentiment se confirma à l'instant même où elle saisit l'objet. La pièce ne fut pas à nouveau traversée de violentes secousses, le sol ne s'effondra pas. Ses amis la regardaient procéder sans mot dire, aussi silencieux que des ombres. Ils ne pipèrent mot lorsque la porte s'ouvrit dans un déclic.

Pourtant, tout dans leurs visages exprimait la gratitude, l'espoir, l'émerveillement et la confiance qu'ils éprouvaient. Et, pour la première fois de sa vie, Céleste ressentit une douce chaleur qui lui était étrangère s'emparer de ses membres. Pour la première fois de sa vie, Céleste croyait en elle-même, et ce n'était pas peu dire...

Le syndrome des cœurs de pierre I - PupilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant