"Donc, vous vous êtes mis en tête d'apprendre la comptabilité, résuma Théophile.
-La comptabilité, la stratégie de vente, tout ce qui a attrait aux affaires.
-Et je suppose que vous avez réussi?
-Ne vous montrez pas plus simplet que vous l'êtes déjà, le scribe; si je n'avais pas réussi, les de Douarnez n'auraient plus d'héritage à transmettre depuis longtemps."
"Il faut avouer que les affaires se sont révélées particulièrement coriaces; mon père détenait des parts dans plusieurs domaines, et dans le transport de cette marchandise vers les Amériques. C'était un noble commerçant. Drôle d'idée, n'est-ce pas? Mais les nobles bretons ne se sont jamais contentés du maigre produit de leur petite terre. L'Amérique leur plaisait beaucoup. Le vin ne fait plus mon capital, maintenant. Les vignes ont été attaquées par ces insectes tout droit venus du Nouveau Continent, et ont essuyé la perte de vitesse comparée aux vins du Midi. Plus de soleil, plus d'originalité, je suppose. Non, je mise sur plusieurs petits marchés, notamment les conserveries de Nantes. Les conserves ont un bel avenir, malgré l'odeur qui s'en dégage. Et puis j'exporte le peu de vin produit, ils l'achètent plus cher de l'autre côté de l'Atlantique . Mais revenons à nos deux soldats."
"D'Armence vint me rejoindre en soirée, après le souper qui s'était déroulé dans une ambiance tout aussi glaciale. Je vis du coin de l'œil Leroy faire de même avec Lorelei. Il s'assit à côté de moi, sur la banquette de l'entrée. Trop occupée à ruminer, je sursautai quand il déclara:
'Nous avons discuté, avec Monsieur Leroy.'
Je le regardai, indifférente, et lâchai:
'Ah.
-Nous sommes tombés d'accord, malgré nos nombreuses divergences, sur le fait que nous n'allions pas laisser nos sauveurs sans recours. Et nous souhaiterions apporter notre aide dans la mesure de nos pauvres moyens.
-Oh, et quels seraient vos pauvres moyens? Vous devez sûrement vous douter que tout le monde vous croit morts? D'ailleurs, il faudra que vous vous fassiez connaître aux autorités avant que Monsieur Leroy ne puisse être soupçonné de désertion... Il serait peut-être dans votre intérêt de disparaître un moment, non? Jusqu'à ce que la fièvre vendéenne ait été matée, et même après, d'ailleurs, s'ils envisagent de punir les révoltés...
-Mais de quel côté êtes-vous, à la fin? Je pourrais penser que vous voulez ma véritable disparition!
-La seule chose que je souhaite, Monsieur, est que tout redevienne comme avant.
-Avant cette guerre?
-Avant une période que vous n'avez pas connue.'
D'Armence me fixa, intrigué. Je me rendais compte, la première colère passée, à quel point les deux hommes que nous avions sauvés paraissaient jeunes. Leroy était le plus âgé, sans doute au milieu de la vingtaine, puisqu'il était sergent. Mais le noble... le noble devait tout juste atteindre l'âge adulte. Pourtant, il observait le monde avec cette arrogance mordante, ce mépris passif que seuls ont les membres de notre aristocracie déchue, lui donnant cet air d'expérience que Leroy ne possédait pas encore. Comme si sont titre et son ascendance lui conféraient déjà un vécu, en plus de ces manières trop fières pour venir du peuple.
'Je crains de ne pas comprendre, finit-il par annoncer, perplexe.
-C'est naturel, vous dis-je. Vous ne savez rien d'ici. Vous êtes arrivés et vous avez voulu détruire, avant même de rien savoir. C'est sûr que c'est plus facile de tuer des gens que vous ne connaissez pas! Cela serait plus ardu de viser la tête de votre ami...
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographe
Historical FictionAoût 1913, Pays de Retz, Loire Inférieure. Iris de Douarnez, quatre-vingt-dix-neuf ans, est devenue une légende dans la région. Cloîtrée depuis une décennie au moins dans son manoir, la vieille dame reste un mystère chez la nouvelle génération, qu'...