Spoon River, Edgar Lee Masters, 1916

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J'ai oublié d'où je tiens le nom de Edgar Lee Masters : sans aucun doute d'un autre livre où j'ai lu son nom au passage ; quant à savoir lequel... Ce nom figurait sur une de mes fiches comme une référence curieuse : j'ai parcouru la liste de ses ouvrages disponibles en français, et je n'ai trouvé que Spoon River, alors j'ai acheté, sans savoir au juste de quoi il s'agissait.

Voilà donc : des poèmes américains traduits, sans texte original en vis-à-vis. Vraiment, mon recueil de critiques semble condamné à ne commencer environ que par des exceptions, car enfin, comme je l'ai déjà écrit, généralement je ne lis pas de poésie uniquement traduite, à plus forte raison quand les vers sont libres : je n'entends presque rien aux règles de versification étrangères et je déteste à peu près toutes les « licences poétiques ».

Enfin ! on ne me reprochera pas cette fois-ci, comme c'est arrivé, de cultiver des préjugés par une attitude de fermeture, de sectarisme, d'obstination butée : je m'intéresse à tout, quoi qu'on me reproche, en voici la preuve, et je me moque qu'on critique mes avis car ils sont sincères et sans a priori. Ne serais-je pas réellement le dernier imbécile si je m'importunais à passer de longues heures dans un ouvrage au seul plaisir anticipé de le démonter ensuite ?

Masters : 1868-1950 – situation chronologique. Spoon River Anthology, en version originale – ce n'était pourquoi guère difficile à traduire... L'idée de ce recueil, je dois dire, est astucieuse et fascinante : Spoon River est le nom d'un village américain probablement imaginaire. Là, sous une colline qu'on appelle un cimetière, les morts du siècle précédent livrent en vers leurs ultimes leçons de vie, récitant à l'infini leurs dernière sagesses, tout ce qu'ils croient avoir appris de nécessaire sur l'existence et qu'ils ressassent outre-tombe, le plus souvent avec amertume et remords. C'est ainsi que chaque poème, exprimé en général en moins d'une page, est intitulé du nom du défunt.

Ce qu'il y a de prodigieusement inventif dans cette idée simple en apparence, c'est que tous ces personnages, issus des milieux les plus divers, ayant exercé les professions les plus opposées, chargés des tendances les plus incompatibles, compositement se connaissent et se répondent, se contredisent et se critiquent, fourmillent de maintes anecdotes entrecroisées, racontant leurs morts, exposant leurs idéaux, chacun dans son langage et suivant son caractère, au point que, d'épitaphe en épitaphe, c'est tout le peuple d'un hameau ancien qui se déploie avec ses turpitudes et ses rumeurs, avec ses aspirations et son mode de vie, avec sa jalousie et son histoire ; et toutes ces paroles disparates, se rejoignant en une vaste communauté d'âmes dont l'humanité est ce qui transparaît le mieux, forment ensemble un portrait collectif de n'importe quel groupement d'individus isolés, sans préconception ni idéalisme naïfs. On découvre ainsi qu'il y a des morts qui se détestent, les enterrements ne transfigurant personne, que tout est demeuré figé dans des synthèses de rancune et d'hypocrisie larvées, que des enfants et des hommes et des femmes et des vieillards ont vécu et sont morts insatisfaits, que l'argent et la politique et le travail et la croyance et la poésie ont bâti tout le passé inextricable de Spoon River ; et, pour le lecteur, c'est une réjouissance et un défoulement que tout ce qu'il y avait de plus secret, de plus rentré, de plus ignoblement ou superbement tu, soit enfin révélé comme par indiscrétion d'âmes et comme s'il était lui-même le descendant de cette foule enfouie.

C'est ce jaillissement-là, cette exhumation des vérités après l'inhumation des corps, qui produit un sentiment d'éblouissante honnêteté, ainsi qu'au bain direct d'esprits humains, même d'esprits médiocres ou vicieux, qui ont en commun l'abandon de la pudeur et la perte de toute nécessité des usages et des faux-semblants.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant