Chapitre 20

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La foule d'étudiants présents s'est fendue en deux, pour libérer l'espace en formant une espèce de haie d'honneur à l'équipe de cheerleader qui a pris possession du couloir. En formation triangulaire, les filles attendent, tête baissée, que Madison leur donne le signal de départ. A la pointe, la petite blonde me fixe, mesquine, et frappe dans ses mains.

En rythme, ses coéquipières l'accompagnent en tapant du pied. Le bruit de leur tennis qui claque contre la dalle marque la cadence soutenue qui me monte à la tête et fait écho à mon coeur qui bat dans mes oreilles.

Tout dans l'attitude de Madison m'indique que le but de la manœuvre, c'est l'humiliation, mais une petite blague ou une insulte bien sentie ne serait pas suffisant, loin de là. Elle veut laver son honneur et envoyer un message - mon mec ne me tromperait jamais avec une looseuse pareil -  et pour se faire, il faut qu'il y ait le plus de spectateurs possible. Et c'est réussit. A en juger par le nombre d'yeux rivés sur moi, je dirais qu'un bon tiers du corps étudiant est là, à me scruter dans l'attente d'une réaction de ma part, ou du coup de grâce que Madison va me porter. 

Je sais que je devrais réagir, il faudrait que je me fasse entendre, que je me défende mais j'en suis parfaitement incapable. Avec tous ces regards braqués sur moi, je n'ose pas esquisser le moindre geste, comme si j'allais ouvrir les yeux et me rendre compte que je suis nue face à eux. Parce que c'est bien l'impression que la scène me donne, celle d'être dans un de ces cauchemars où on se rend compte, une fois au lycée, qu'on n'a pas ôté notre pyjama ou qu'on ne porte qu'une paire de pantoufle.  

Ça ne peut pas être vrai, je ne peux pas me retrouver dans cette situation. Je vais fermer les yeux quelques secondes et quand j'ouvrirais les paupières, je serais bien au chaud dans mon lit.

Trois. Deux. Un. Merde.

Je suis toujours immobile au milieu du couloir, Madison face à moi. Elle me fixe, un petit sourire sadique aux

 lèvres quand elle demande à ses amies si elles sont prêtes.

Dans un état proche de la catatonie, j'essaye de me faire violence pour garder la face et ne pas fondre en larmes devant cette garce et sa cour, mais ce que je vois quand je lève les yeux enfonce le clou et me donne juste envie de m'enfuir à toute jambe. A l'autre bout du couloir, Shawn assiste à la scène, le visage déformé en une espèce de grimace entre le dépit et l'embarras. Et pire que tout, quand nos regards se croisent, il détourne la tête et s'éloigne. Aïe. Le coup est dur, mais je m'y attendais, je n'ai plus cinq ans, je sais comment fonctionne le monde réel.

Dans les films, mon prince charmant aurait sûrement fendu la foule et ordonné à ces garces de ne plus m'importuner, s'en serait suivi un pamphlet sur le système de caste qui régit les lycées américains et une déclarations d'amour enflammée. Puis, sous le regard attendri de l'auditoire, il se serait approché lentement et aurait déposé un doux baiser sur mes lèvres, sous les applaudissements. Mais là, on n'est pas dans un film. Et dans la réalité que je connais, je n'ai pas besoin d'un prince sur son cheval blanc, je ne suis pas une damoiselle en détresse qui a besoin d'être secourue. Je peux me défendre toute seule, et c'est bien ce que je compte faire, coûte que coûte. Même si ça doit me donner le rôle de victime pour le reste de l'année, le règne despotique de Madison a assez duré et il est temps de renverser la régence actuelle.

Peu à peu, l'envie de m'enfuir en courant laisse place à un autre désir, plus belliqueux. Celui de foncer tête baissée dans ces pimbêches rangées comme des quilles de bowling. Je pourrais faire un strike sans aucun problème. Mais je n'en fais rien.

Madison a envie de faire le show, je vais la laisser faire et je vais la prendre à son propre jeu. Je vais me servir de sa lumière pour envoyer un message aux spectateurs présents « Je n'ai pas peur d'elle, et je refuse qu'elle ait le moindre pouvoir sur moi ».

Face à moi, les cheerleaders tapent toujours la mesure, bien sagement, pendant que leur capitaine me toise, l'air satisfaite.

- Trois. Deux. Un. C'est parti, annonce la petite blonde.

Une main sur la hanche, l'autre en porte-voix, elle commence son petit numéro :

- A Fellpoint... C'est qui la pauvre fille ? Hein ? Hein ?

- C'est Jessy. C'est Jessy. J. E. S. S. Y. scandent les filles, toutes en choeur.

- Qui est-ce qui fait pitié ? Hein ? Hein ?

- C'est Jessy. C'est Jessy. J. E. S. S. Y. !

Je vois leurs bras se balancer en rythme, leurs jambes se lever mais je n'y prête pas de véritable intérêt. Mon regard oscille entre Madison et les spectateurs, qui sont partagés entre l'amusement et la honte. Je m'en moque. Je me fous de leur pitié, de leur bon sentiment ou même du fait qu'ils se moquent de moi. Là, tout ce qui compte, c'est de remettre Madison à sa place et de lui faire comprendre que je ne serai pas si facile à faire rentrer dans le rang.

J'essaye de mémoriser leurs pas de danse avant de me mettre à taper dans les mains à mon tour et de les rejoindre, sous le regard outré de Madison qui m'interpelle :

- Mais qu'est-ce que tu fous ?

- Ben ça ne se voit pas, je vous rejoins ! C'est vachement entraînant votre truc. 

Perturbées par mon intervention, les filles perdent le rythme alors que je bat la mesure sans elles. Debout aux côtés de Madison, je prends plaisir à les voir si incertaines. Ma réaction les déstabilise et moi, je me régale.

- Allez les filles, qu'est-ce que vous foutez ? Je vais pas tout faire toute seule ! Qui est-ce qui fait pitié ? C'est Jessy. C'est Jessy. J. E. S. S. Y.

Je suis la seule à chanter, les autres se sont arrêtées et me regardent comme si j'étais la dernière des cinglées. C'est probablement l'impression que je dois donner, je le sais, mais je m'en moque. Madison doit savoir qu'elle ne me fait pas peur et que son petit jeu ne prend pas sur moi. 

Si j'ai besoin d'être rassuré, il me suffit de regarder devant moi. Luc m'observe, la tête haute, un grand sourire aux lèvres et les deux pouces levés. Mais quand mon regard dérive vers les portes du hall, je percute celui de Shawn et je ne suis pas certaine de comprendre ce que j'y lis. Il se tient au milieu de la foule, le regard noir et la mâchoire contractée. Derrière lui, Cooper m'observe, un petit sourire aux lèvres. Les deux garçons se parlent sans se regarder et même si je ne sais pas ce qu'ils se disent, je devine qu'il ne s'agit pas d'une conversation plaisante. J'aperçois des coups d'épaule et des échanges dents serrées. 

Quand tout sera fini, il faut absolument que je parle à Shawn. J'ai tant de chose à lui dire, et tant de questions à lui poser. Sur son attitude tout à l'heure, son silence radio depuis notre baiser. Mais tous ces mots qui devront attendre, parce que là, maintenant, c'est Madison qui occupe toutes mes pensées.

Et la petite blonde semble complètement larguée devant ma réaction. Elle a perdu son sourire et se contente de me regarder, une main sur la hanche, tandis que je continue de chanter :

- C'est Jessy ! C'est Jessy !

Elle renifle bruyamment et se détourne en levant le nez.

- Non mais c'est quoi cette pauvre fille ?

- C'est JESSY ! Je crie en levant les bras au ciel.

- Tsss, tu crains. Allez les filles, on se casse.

Et juste comme ça, je viens de retourner la petite vengeance de Madison à mon avantage. Les élèves hésitent entre rire et stupéfaction en voyant les cheerleaders battre en retraite devant mon air victorieux mais je devine dans le regard de certains, une petite pointe d'admiration.

Peu à peu, la tension retombe et chacun reprend ses occupations sans plus me prêter attention. Enfin, à l'exception de Shawn, qui me fixe toujours, les sourcils froncés. 

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