Je me réveille difficilement, je n'ai pas vraiment dormi cette nuit. Plusieurs cauchemars, réveils violents... Et oui ! À vingt-six ans, on peut encore faire tout cela. Je me lève, attache mes cheveux en un chignon rapide, et traverse le couloir de mon appartement vide. Ce n'est pas que je suis réellement une solitaire, c'est juste que je n'ai trouvé encore personne pour le partager avec moi.
Il y a un grand soleil dehors, un grand soleil de juillet, qui éclaire toute la pièce principale. Je viens juste d'avoir mon diplôme d'avocate, et sans mentir, j'en suis assez fière. Mes parents aussi, je crois. En réalité, je ne les ai pas vu depuis quelques années, depuis que j'ai pu me débrouiller seule financièrement. J'ai décidé de ne pas travailler cet été pour profiter de mes derniers deux mois entiers de vacances.
J'allume la cafetière, et sors les gâteaux du placard -des petits écoliers, un classique-, et fais couler le café dans ma tasse souvenir de l'île de Ré.
Quand je me retourne, il y a un homme dans mon salon. Je crois bien l'avoir reconnu, mais je n'en ai la certitude que lorsqu'il se retourne. Je lâche ma tasse à terre, le café brûlant se répand sur mes pieds mais je suis incapable de bouger. Il ose se tenir là. Je devrais sûrement paniquer, ou respirer difficilement. Il est juste devant moi. Je devrais sûrement faire autre chose que de rester là, immobile. Il a un air fier, un air que je n'avais pas vu depuis longtemps mais qui ne me manquait absolument pas.
- Bonjour, Emma.
Sa voix. Cette voix. Cette voix qui résonne en boucle dans ma tête toutes les nuits. Il a mué, mais elle a gardé son accent du sud et son assurance. Il n'a pas changé, et pourtant rien n'est pareil.
- Qu'est ce que tu fais là ? Comment tu es entré ?
Je n'ai pas le temps pour les politesses, ou les banalités de conversation. Je ne veux pas savoir s'il va bien, ou ce qu'il devient. Cela ne m'intéresse pas, je n'ai pas envie de savoir comment il a fait sa vie avec ce qu'il a fait. Ce qu'il m'a fait.
- Par le balcon, il faudrait que tu fasses plus attention à ne pas laisser ouvert, quelqu'un pourrait venir t'agresser pendant la nuit.
Je ne sais pas si il essayait de faire une blague, ou seulement de faire du sarcasme, mais dans tous les cas, il n'avait pas à faire cela. C'était vraiment déplacé. Mais il me semble pourtant que j'avais fermé la baie vitrée comme tous les soirs.
- Pourquoi tu es là ?
Je réitère ma question, parce que savoir comment il est entré ne m'aide en rien. Cela fait pourtant dix-sept années que je ne l'ai pas vu, que je l'ai évité. J'avais vaguement entendu qu'il avait fait des études scientifiques, mais je n'avais pas demandé plus de détails.
- Tu sais quel jour on est ?
- Le 15 août.
- De quelle année ?
- 20...
On est en 2029, le 15 août 2029. Il savait que je comprendrais en le disant. Ça fait vingts ans, jour pour jour. Pourquoi je ne m'en étais pas rappelée ? Peut être parce que j'essaye désespérément d'oublier cette histoire. Je me dis que, quitte à vivre avec, autant ne pas en faire une faiblesse.
- Ça fait vingts ans.
- Ce qui veut dire...
Je sais très bien ce que cela veut dire. Je sais très bien ce que cela signifie. Ce n'est pas pour autant que je veux l'admettre. Ce serait admettre qu'il a gagné.
- Il y a délai de prescription, Emma.
C'était trop tard, je n'ai jamais eu la force de le dire à qui que ce soit. Mais si j'ai la force un jour ? Si j'ai la force d'aller voir quelqu'un et de lui dire ce qu'il s'est passé ce soir-là ? Désormais c'est trop tard, il ne pourront plus le juger. Le petit sourire sur son visage me le confirme. Mais c'était ma faute, j'aurais dû en parler avant.
- Pourquoi ne pas l'avoir dit avant ?
Depuis quand cela est sensé l'inquiéter ? Maintenant qu'il est intouchable, ça ne lui apporterai rien de savoir le pourquoi du comment.
- J'imagine que je n'ai pas eu le courage.
Je n'ai pas la force de lui mentir. De toute façon, qu'est-ce que cela changerai ? Il a gagné. Et pourtant, cela sonne encore faux.
- Pourquoi ne pas l'avoir dit dès la première fois ? Ou à la quatrième ?
Est ce qu'il essaie de me rappeler à quel point j'ai été stupide de ne pas le dénoncer avant, ou le nombre de fois où il a piétiné, encore et encore, l'innocence de mon enfance.
- Pourquoi Emma ?
Il sait très bien ce qu'il veut que je dise, il sait très bien ce qu'il fait là. Il veut me faire souffrir en appuyant sur les bon points.
- Parce que je n'ai pas dit "non". Mais je n'avais pas dit "oui" non plus, c'est pourquoi tu n'as aucune excuse pour ce que tu as fait.
- Tu as raison, mais ça m'en donne une pour que tu ne sois pas allée voir les flics. Dommage pour toi, qu'on considère qu'il faut dire distinctement non pour que ce soit considéré comme une réelle agression. Tes parents t'auraient crue pourtant. Alors pourquoi ?
Moi qui tentais désespérément de ne rien lui montrer, de rester calme et neutre, la colère monte d'un coup, et atteint son paroxysme.
- Parce j'avais six ans Liam ! J'avais seulement six ans, et tu t'es servi de moi pour... "tester des expériences"? C'est bien ce que tu m'as dit ? Je n'étais pas un cobaye, j'étais une jeune fille, j'étais innocente, je n'ai jamais demandé ce que tu m'as fait !Je voulais observer les papillons dans des champs de fleurs, apprendre à faire du vélo, découvrir le monde, vivre ma vie comme tous les autres !
- Et tu l'as fait pourtant ? Regarde-toi, tu es avocate.
- Évidemment que je l'ai fait ! Parce que je me suis battue pour avoir une vie décente, oublier ce que tu m'as fait, ce que tu m'as pris. Si je suis arrivée jusque là c'est grâce à moi, et certainement pas grâce à toi. J'ai vu le monde en noir et blanc, tout me paraissait fade, sans goût. À six ans, je me mentais déjà à moi-même et à mes parents ! Personne ne devrait avoir à subir ça à cet âge-là. J'en suis arrivée au point de me dire que je préfère que ce soit moi qui est subie cela, plutôt qu'une autre personne. Parce que vivre avec ce que tu m'as fait, ce n'est pas une vie.
- Et tu n'as pas pensé à ma mère ? Elle est malheureuse de ne pas t'avoir vue depuis si longtemps, tu as décidé de ne plus aller la voir, d'y jour au lendemain.
- JE ne suis pas responsable du malheur de ta mère. Je l'adorais, et tu sais à quel point. C'est toi, et seulement toi, le responsable du peu de malheur de ta mère. Et grâce à moi, elle ne se rend pas compte que son fils est un monstre.
- Elle te considérait comme sa fille pourtant...
- Ne me parles pas de maternité, elle t'a élevé comme un homme bien et tu lui as manqué de respect avec ce que tu as fait.
Je le regardais avec insistance. Je voulais qu'il comprenne que je n'avais plus peur de lui, et que je le mettais au défi de ne serai ce que poser un doigt sur moi.
- Tu ne peux plus porter plainte.
- Ça me fait mal de te le dire, mais tu as raison. C'est ma faute s'il y a délai de prescription, mais on ne serait pas en train de discuter si tu n'avais rien fait, si ces quatre nuits, tu étais resté bien gentiment de ton côté du lit.
- Tu as perdu, Emma, c'est fini.Je me réveille en sursaut. Ce rêve semblait tellement réel, il m'a vraiment chamboulée. Mais quand je regarde le calendrier, je remercie mon subconscient. Une demi-heure après, je suis devant le commissariat. On est le 15 juillet 2029, et il est temps de porter plainte contre Liam pour viol.
